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En novembre 2020, une mystérieuse maladie frappe les pêcheurs de Thiaroye-sur-Mer, près de Dakar, et se propage rapidement à d’autres villages de la Petite-Côte, au sud de la capitale sénégalaise. Les pêcheurs, après être rentrés de mer, découvrent avec horreur que leur corps est couvert de boutons urticants, une étrange varicelle qui affecte leurs mains, leurs avant-bras, souvent les contours de leur bouche, et parfois même leurs parties génitales et leurs yeux. Des dizaines, puis des centaines de personnes deviennent victimes de cette affection inexpliquée.
Une investigation scientifique
Après cinq années de recherches en mer, les scientifiques identifient la cause de ces « dermatoses aiguës » : la microalgue marine Vulcanodinium rugosum, qui produit une biotoxine, la portimine A, à des « niveaux élevés ». Les résultats de cette enquête, menée par un consortium international de laboratoires venant du Sénégal, de France, d’Espagne et de Singapour, ont été publiés le 13 février dans la revue scientifique EMBO Molecular Medicine. Cependant, le chemin vers cette découverte a été semé d’embûches, engendrant une psychose croissante parmi la population.
Les débuts de l’affliction
Patrice Brehmer, de l’Institut de recherche et de développement de Dakar, se souvient que « les hommes infectés ont tardé à prévenir les autorités à cause du tabou entourant ce mal jugé infamant, ce qui a ralenti les enquêtes ». Lorsqu’il est sollicité par la gendarmerie sénégalaise à la mi-novembre 2020, il participe aux premières sorties en mer pour prélever des échantillons. « On ne savait pas quoi ni où chercher précisément. Nous étions démunis », avoue-t-il.
Des analyses infructueuses
Les premières analyses portent sur des polluants chimiques, mais cette hypothèse est rapidement écartée. Des nappes brunâtres observées au large de l’île de Gorée ne révèlent rien d’anormal. La suspicion se tourne alors vers le pétrole, en raison des explorations de gisements d’hydrocarbures en cours dans la région. Brehmer explique : « Des niveaux importants de phtalate provenant de dérivés pétroliers étaient notés dans les filets de pêcheurs. Mais, dans la littérature scientifique, il n’y avait aucune concordance entre ces symptômes observés et les perturbateurs endocriniens liés aux phtalates. »
Une psychose grandissante
En pleine crise du Covid, l’inquiétude s’intensifie à Dakar. Certains commencent à refuser d’acheter du poisson, vital dans la cuisine sénégalaise, alors que le secteur de la pêche soutient au moins 17 % de la population active. « Les rumeurs les plus folles circulaient à l’époque », se souvient Souleymane Diagne, pêcheur à Ouakam. « On disait même que c’était la lotte qui en était à l’origine. » Cependant, aucune intoxication alimentaire n’a été rapportée, et aucun baigneur n’a montré de symptômes inquiétants.
Une épidémie cyclique
Au fil du temps, le profil des malades se dessine : ce sont principalement des pêcheurs utilisant « uniquement des filets maillants calés ou des filets dérivant de surface ». Un échantillon prélevé dans les filets d’une pirogue de pêcheurs artisanaux amène Brehmer à penser qu’ils sont sur la bonne voie. Après avoir éliminé les pistes d’infections bactériennes, virales ou chimiques, des échantillons sont envoyés à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
Des cas similaires en Guinée
Début 2022, près de 500 pêcheurs au port de Bonfi, près de Conakry, en Guinée, présentent des symptômes similaires. Brehmer repart en mer pour collecter de nouveaux échantillons. Son collègue de l’Ifremer, Philipp Hess, établit un lien avec une mystérieuse maladie survenue à Cuba en 2015, où une soixantaine d’adolescents avaient développé des éruptions cutanées similaires après une baignade.
Un mystère scientifique
Au fil des semaines, l’intérêt des scientifiques grandit. Ils soulignent le rôle clé de la toxine produite par Vulcanodinium rugosum, tout en s’interrogeant sur les mécanismes de la maladie. Des chercheurs de Toulouse, de Murcie et de Singapour s’associent pour étudier la réaction immunitaire des cellules exposées à cette toxine. Ils découvrent l’importance d’un « capteur immunitaire, l’inflammasome NLRP1 », qui joue un rôle dans les symptômes observés chez les pêcheurs.
Enquêtes en cours
Des questions demeurent. Pourquoi cette microalgue se développe-t-elle en mer au large de Dakar et Conakry, alors qu’elle était précédemment observée dans des baies ? Est-elle liée à l’intensification du transport maritime, notamment celui des bateaux de pêche chinois ? Les enquêtes continuent pour apporter des réponses à ces énigmes.