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La question du « roman entre localité et universalité » invite à considérer que chaque roman commence par sa localité, c’est-à-dire son environnement immédiat, sa culture d’origine et l’expérience personnelle de son auteur. La localité constitue ainsi le point de départ essentiel des récits. Cependant, cette dimension locale ne constitue pas une fin en soi : pour qu’un roman acquière une portée plus vaste, il doit s’ouvrir à des horizons universels et humains, dans la conviction d’une expérience commune à toute l’humanité.
Le roman arabe, en tant que genre littéraire relativement récent, a connu une montée en puissance ces dernières décennies. Nombre d’écrivains et critiques considèrent désormais le roman comme le « diwan des Arabes moderne », succédant à la poésie qui occupait ce rôle pendant des siècles. Cette reconnaissance souligne la capacité du roman à représenter la vie et la réalité, à construire un monde symbolique parallèle, voire critique, qui invite à la réflexion et à la réinterprétation. Ce genre se caractérise par son ouverture, sa flexibilité et sa richesse narrative, offrant des possibilités multiples que d’autres genres littéraires ne possèdent pas.
Le roman, un genre littéraire universel
Le roman est intrinsèquement un genre universel. Il fut qualifié par Georg Lukács il y a près de cent ans comme « l’épopée de l’époque moderne ». Lukács soulignait l’ouverture du roman, sa capacité d’adaptation et son aptitude à intégrer divers langages et voix multiples.
Cette nature hybride du roman combine des éléments locaux et universels. Il ne s’agit pas d’un genre clos, limité à une culture ou langue spécifique. Les romans arabes, comme ceux des autres langues, ne naissent pas dans un environnement fermé ; ils résultent d’un métissage où le local rencontre les aspirations humaines et mondiales.
Dans la culture de l’écrivain jordanien, cette dimension universelle constitue un élément fondamental, dont l’influence se ressent fortement dans ses écrits.
Le romancier arabe jordanien sait que pour qu’un roman puisse atteindre une portée plus large, voire mondiale, il doit dépasser la simple sphère locale dans ses significations et messages. Après cette étape, le local peut alors s’ouvrir à des implications universelles et humaines.
Deux axes majeurs se dégagent :
- Le contenu du message littéraire, qui doit transcender ses préoccupations locales pour s’inscrire dans un contexte global.
- L’adaptation aux évolutions du roman mondial sur le plan des techniques narratives et artistiques, ce qui exige de l’auteur une culture globale et une écoute attentive des transformations mondiales.
Exprimer la localité avec un esprit cosmopolite
L’écrivain américain Adam Kirsch, critique et journaliste, auteur du livre Roman mondial (traduit par Lotfiya Dulaimi), souligne que la littérature mondiale se concentre sur des thèmes et styles globaux. Il conseille aux écrivains de ne pas renier leur localité, mais de l’aborder avec un esprit cosmopolite. La richesse de nombreux ouvrages mondiaux repose sur cette fusion entre composantes locales et horizons universels.
Un autre défi majeur concerne l’accès au lectorat : l’écrivain pense d’abord au lecteur local, puis au public arabe et enfin au lecteur mondial. Cette démarche est ardue, car le monde compte des centaines de langues. Quel lecteur mondial vise-t-on ? Et comment dialoguer efficacement avec ces divers publics ?
Atteindre le lecteur arabe exige souvent un éditeur capable de participer à des foires du livre arabes. Mais toucher un public mondial est plus complexe : ces lecteurs diffèrent grandement, il faut comprendre leurs attentes et moyens de communication. Par ailleurs, la question de la langue se pose : soit l’auteur écrit directement dans une langue étrangère vivante, soit il mise sur la traduction, qui élargit le public malgré ses limites, notamment pour traduire la littérature.
La traduction : un défi entre universalité et clichés
La traduction expose également à des défis complexes, liés notamment à des normes parfois biaisées et à un reste d’orientalisme demandant des récits stéréotypés, éloignés de la réalité et des aspirations du monde arabe. Ce phénomène alimente une image figée du Moyen-Orient. Certains auteurs arabes se retrouvent ainsi complices involontaires, nourrissant davantage l’imaginaire occidental que traduisant leur réalité.
Cependant, la traduction ne se limite pas à cet aspect. Beaucoup d’écrivains engagés traitent les questions arabes et islamiques selon une perspective différente, loin de la vision occidentale souvent centrée sur la domination et l’orientalisme.
Concernant la littérature jordanienne, on constate une évolution significative tant quantitative que qualitative. De nombreux romans reflètent la réalité arabe et jordanienne avec un style avancé, proposant une critique constructive et aspirant au progrès et à la justice, face à des obstacles internes et externes.
Pour relier la localité à l’universalité, plusieurs indicateurs méritent attention, dont la publication de romans jordanien en langues étrangères et la présence de la traduction vers des langues largement diffusées.
Romans jordaniens en langues étrangères
Les romans écrits par des auteurs jordaniens dans des langues étrangères sont majoritairement en anglais. La francophonie, présente dans d’autres pays arabes comme l’Algérie, le Maroc ou le Liban, demeure peu développée en Jordanie, principalement anglophone en raison de l’héritage colonial et des influences culturelles.
Parmi les auteurs jordaniens ayant écrit en langues étrangères, on peut citer :
- Akil Abu al-Shaar (1890) : Figure historique originaire du village de Al-Hosn près d’Irbid, il a contribué aux débuts du roman arabe. Polyglotte, il a vécu dans plusieurs pays et a écrit certains romans en français et en espagnol, récemment traduits en arabe. Ses œuvres majeures incluent :
- Al-Quds Arabiya – Nahla Ghusn Al-Zaytoun (1921), traduite en arabe en 2012.
- Irada Allah (1917), traduite en arabe en 2013.
- Intiqam (1935), publiée en français et traduite en arabe en 2013.
- Fadia Alfaqir (1956) : Romancière britannico-jordanienne, pionnière du roman jordanien en anglais. Ses œuvres ont été traduites dans de nombreuses langues, dont l’arabe. Parmi ses romans célèbres :
- My Name is Salma (2007), traduit en arabe en 2009.
- Columns of Salt, également traduit en arabe.
- Diana Abu Jaber et Laila Halaby : Romancières américano-jordaniennes issues de la diaspora, elles s’inscrivent dans la tradition littéraire des écrivains arabes aux États-Unis. Leur œuvre, centrée sur les thématiques de la communauté américaine et des migrants, n’est pas encore traduite en arabe.
- Kafa Al-Zoubi (1965) : Auteur notable pour ses romans écrits en russe, publiés notamment à Saint-Pétersbourg, comme Return to Home, Khalil et Laila, Snow and Ludmila.
Fadia Alfaqir s’intéresse particulièrement aux droits humains et aux transformations sociales, notamment la condition féminine, reliant ses sujets à son expérience personnelle et à la réalité jordanienne.
Romans jordaniens traduits en langues étrangères
La traduction vers les langues étrangères est un indicateur clé de la dimension mondiale du roman. Malgré la place exceptionnelle de la langue arabe comme langue littéraire, la diffusion des œuvres écrites en arabe reste restreinte à une sphère limitée. L’anglais et le français, dominants sur la scène littéraire mondiale, jouent un rôle crucial pour l’accès à un public plus large.
Parmi les efforts constatés, on note :
- Issa Al-Naouri (1918-1985) : Un pionnier des traductions littéraires en italien, plus centré sur les traductions venant d’italien vers l’arabe. Son roman Beit Wara Al-Hudud (1959) fut traduit en espagnol en 1973, l’un des premiers romans jordaniens traduits.
- Husni Freiz : A publié des nouvelles et romans en anglais.
- Ibrahim Nasrallah (1954) : Ses œuvres sont parmi les plus traduites, bénéficiant d’éditeurs et traducteurs renommés. Le projet ProTA, initié par l’écrivaine Salma Khadra Jayyusi, a notamment traduit en anglais Barrari Al-Hamma en 1993, et d’autres titres comme Season of White Horses, The Wedding of Amman, ou Lanterns of the King of Galilee ont été traduits notamment par Nancy Roberts.
- Leila Al-Atrash (1948-2021) : Plusieurs de ses romans ont été traduits en anglais et dans d’autres langues, notamment Woman of Five Seasons (2001).
- Jalal Barjas : Son roman Daghet Al-Waraq a été traduit par Paul Starkey, traducteur renommé.
- Amjad Nasser (1955-2019) : Son roman Where the Rain Does Not Fall a été traduit par Jonathan Wright et publié chez Bloomsbury/Hamad bin Khalifa Press en 2015.
- Jamal Naji (1954-2018) : Son roman The Season of Mermaids, traduit par Paula Haydar, a été publié au Qatar en 2018.
- Shahla Al-Ajili : A vu plusieurs de ses romans traduits récemment, notamment :
A Sky So Close to Us (Interlink Books, 2021, trad. Michelle Hartman),
Summer with the Enemy (Interlink Books, 2021, trad. Michelle Hartman),
sa collection de nouvelles King’s Daughter’s Bed traduite en anglais par Suad Hussein (2021).
Dans le cadre d’une initiative soutenue par le ministère de la Culture jordanien, Nasreen Akhter Khawari a traduit en anglais plusieurs romans, dont :
- You Since Today de Tayseer Al-Sabboul
- The Carmine de Samiha Khreis
- Bread and Tea d’Ahmed Al-Tarawneh
- The Cat That Taught Me to Fly de Hashem Gharaibeh
Ces traductions ont été publiées par l’Université du Michigan aux États-Unis.
On observe aussi des efforts de traduction locale, dans lesquels le traducteur et l’éditeur sont originaires du pays. Bien que leur impact reste modeste, ils reflètent une volonté d’atteindre le lectorat étranger.
Par exemple, la traduction par Ilian Abd al-Jalil en anglais du roman Alive in the Dead Sea de Munis Al-Razzaz, publiée par le ministère de la Culture en 1997.
Il est essentiel d’insister sur la nécessité de projets institutionnels soutenus par des entités telles que l’Association des écrivains jordaniens, le ministère de la Culture, la Fondation Shoman et d’autres organismes nationaux. Ce travail requiert des partenariats avec des traducteurs et éditeurs internationaux reconnus, une entreprise difficile à mener par un écrivain seul.
Enfin, viser la traduction ne doit pas devenir une obsession pour l’écrivain. Cette pression pourrait amener une adaptation aux exigences de certains organismes de traduction aux orientations plus politiques que littéraires, visant à nourrir une vision stéréotypée et hostile du monde arabe, ce que nombreux auteurs refusent.