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Kuala Lumpur, Malaisie — Lorsque quatre navires chinois ont rejoint début août des bâtiments russes lors d’exercices navals conjoints en mer du Japon, peu d’observateurs se sont étonnés. Moscou et Pékin renforcent depuis plusieurs années un partenariat militaire visant à contrebalancer, selon eux, l’ordre mondial dominé par les États-Unis.
Ce qui a attiré l’attention des analystes de la défense et des gouvernements régionaux, cependant, s’est produit quelques semaines plus tôt: pour la première fois, la Chine a déployé simultanément ses porte-avions dans le Pacifique, marquant un tournant dans ses capacités maritimes.
Un déploiement de porte-avions qualifié d’historique
Ray Powell, expert maritime et ancien colonel de l’US Air Force, a décrit le « déploiement simultané » des deux porte-avions chinois à l’est des Philippines comme un moment historique. Il estime que la Chine accélère ses efforts pour réaliser l’ambition du président Xi Jinping d’une marine de classe mondiale d’ici 2035.
Powell a déclaré: «Aucune nation, excepté les États-Unis, n’a opéré des groupes de porte-avions en double à de telles distances depuis la Seconde Guerre mondiale.» Il a ajouté que, même si les capacités chinoises doivent encore évoluer pour égaler celles des États-Unis, ce déploiement n’était pas qu’un simple exercice d’entraînement: «la Chine a démontré qu’elle peut désormais contester et même refuser l’accès américain à des voies maritimes cruciales.»
Les médias d’État chinois ont qualifié l’exercice d’entraînement de «combat en haute mer» et la presse proche de l’État annonce l’entrée prochaine de la Chine dans une «ère à trois porte-avions» avec la mise en service attendue du Fujian.
Un «jeu à domicile» en Asie de l’Est
La Chine dispose actuellement de deux porte-avions opérationnels, le Liaoning et le Shandong, tandis que le Fujian est en essais en mer. Son ambition s’inscrit dans une montée en puissance navale rapide, bien que certains handicaps persistent.
- Flotte chinoise: plus de 370 navires en service.
- Flotte américaine: environ 251 bâtiments actifs.
- Nombre de porte-avions américains: 11, tous à propulsion nucléaire.
Powell note que Pékin manque encore d’un réseau logistique global et de la technologie avancée de sous-marins nucléaires nécessaires à une véritable force océanique. Toutefois, il observe que les écarts se réduisent grâce aux ressources massives, à des progrès techniques rapides et à une capacité de construction navale nettement supérieure.
Plutôt que de viser immédiatement la supériorité mondiale face aux États-Unis, la Chine concentre ses efforts sur le rééquilibrage du pouvoir en Asie de l’Est et sur l’imposition de sa domination dans sa sphère d’influence choisie. Powell souligne aussi l’effet multiplicateur local: «L’Asie de l’Est est un ‘jeu à domicile’ pour la Chine — un espace où elle peut compléter sa force limitée de porte-avions par ses vastes forces aériennes terrestres et ses capacités de missiles, y compris des systèmes dits ‘tueurs de porte-avions’ capables d’atteindre des cibles à des milliers de kilomètres.»
Réactions régionales : le Japon en première ligne
Si les affrontements en haute mer impliquent de plus en plus les garde-côtes chinois et les forces philippines, c’est le Japon qui suit avec la plus grande inquiétude la montée en puissance navale de la Chine.
En juin, le ministre japonais de la Défense, Gen Nakatani, après avoir confirmé le fonctionnement simultané des deux porte-avions chinois dans le Pacifique, a estimé que Pékin cherchait à «accroître sa capacité opérationnelle dans les zones maritimes et aériennes lointaines».
Face à ce contexte et à la perception d’un retrait possible des États-Unis sous l’administration Trump, Tokyo a amorcé la transformation la plus importante de ses dépenses militaires depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour l’exercice 2025, les dépenses de défense et coûts associés devraient atteindre 9,9 trillions de yens (environ 67 milliards de dollars), soit 1,8 % du PIB, et sont prévues pour atteindre 2 % du PIB d’ici 2027.
- 150+ pays visités : déploiements navals japonais récents incluent des escales dans de multiples États de la région.
- Objectif : consolider une présence japonaise pour freiner l’expansion chinoise et bâtir des partenariats régionaux.
Mike Burke, maître de conférences à l’université Meiji, note que la montée en puissance navale du Japon vise non seulement à soutenir l’alliance avec les États-Unis mais aussi à préparer une situation plus incertaine où l’Amérique pourrait réduire son engagement régional.
Le Japon mise aussi sur le renforcement de son «soft power» en aidant au financement d’infrastructures civiles, de radars et d’initiatives de connaissance du domaine maritime en Asie du Sud-Est.
Légende : des marins à bord du sous-marin Kokuryu de la Force maritime d’autodéfense japonaise lors d’une revue de la flotte à Sagami Bay, au large de Yokosuka, en 2015.
Tensions en mer de Chine méridionale et risques d’incidents
Sur les revendications en mer de Chine méridionale, Pékin affirme vouloir régler les différends «avec les pays concernés» par le dialogue pacifique. Dans le même temps, les responsables chinois critiquent fréquemment les opérations de liberté de navigation menées par l’US Navy dans la région.
La Chine revendique presque toute la mer de Chine méridionale, une zone d’environ 3,6 millions de km² riche en hydrocarbures et traversée par d’importantes routes maritimes. Outre la Chine, plusieurs pays revendiquent des parties de cette mer :
- Vietnam
- Philippines
- Taiwan
- Malaisie
- Brunei
Ralph Cossa, président du Pacific Forum, met en garde contre le risque d’incidents entre puissances rivales: «La menace pour la liberté de navigation est mondiale, mais elle est particulièrement préoccupante entre la Chine et les États-Unis.» Il ajoute son inquiétude qu’une action assertive chinoise puisse provoquer un accident difficile à désamorcer.
Do Thanh Hai, directeur général adjoint de l’East Sea Institute du Vietnam, a rappelé lors d’un forum à Kuala Lumpur que tout incident en mer de Chine méridionale aurait des conséquences pour tous les acteurs régionaux et globaux.
Implications pour l’équilibre stratégique
Le déploiement simultané des porte-avions chinois dans le Pacifique illustre la volonté de la Chine d’étendre sa capacité à projeter la puissance au-delà de ses eaux côtières. Même si des lacunes techniques et logistiques subsistent, la trajectoire est claire: Pékin investit massivement pour pouvoir contester l’influence américaine dans une région cruciale.
Les acteurs régionaux, menés par le Japon, réagissent en renforçant leurs capacités et leurs partenariats. L’enjeu demeure d’éviter que la compétition ne débouche sur des confrontations dangereuses, alors que la région navigue dans un environnement de sécurité considéré comme le plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.