On s’attendait à une forme de contrôle omniprésent. À présent, on parle de Big Mother: elle ne t’espionne pas, elle te protège; elle ne contrôle pas ton esprit, elle veille à ce que tu restes sage, éduqué et à l’abri. Cette approche ne vient pas d’un registre autoritaire, mais d’un État qui se décrit comme libéral, progressiste et moderne — en clair, du macronisme.
Le dispositif s’attaque à ce que l’utilisateur regarde sur Internet. Ce n’est ni toi ni tes enfants qui décident, mais l’État. Avec une démarche calme et enveloppante: un filtre pour la santé numérique, un identifiant pour prouver l’âge et accéder à certains services. S’ils ne sont pas majeurs, l’accès peut être restreint et l’écran éteint à 20 heures, selon les règles en vigueur.
Pourquoi une telle sollicitude? Pour protéger les mineurs: TikTok jugé excessivement addictif, les contenus pornographiques considérés comme violents, et l’idée qu’un algorithme ne peut pas remplacer une nourrice. Dans les propos de Clara Chappaz et des ministères européens du numérique, l’argument central est sans discussion: la protection de l’enfance. Le dispositif du filtre parental est alors présenté comme une garde nationale.
Mais ce virage n’est pas neutre. Il remet en cause le récit fondateur du macronisme: la confiance envers l’individu, l’innovation et le libre arbitre éclairé par la science. On promettait un État agile, libéral, européen; on observe un État méfiant, infantilisant et coercitif. En prétendant suppléer les parents défaillants, il les remplace et s’impose comme tuteur moral de la nation.
La rupture est radicale: non seulement la frontière entre vie privée et vie publique est déplacée, elle est redessinée. Ce n’est plus au citoyen de déterminer ce qui relève de sa sphère personnelle, mais à l’État d’apprécier ce qui est bon pour lui. Dans ce cadre, la liberté se présente comme une concession et l’autonomie comme une présomption de danger.
Plus inquiétant encore, ces dispositifs, conçus pour les mineurs, pourraient toucher l’ensemble de la société. Une architecture d’âge vérifié, d’identifiant unique et d’authentification par tiers de confiance peut être amenée à s’étendre. Demain, l’accès aux forums politiques, aux contenus jugés radicaux ou sensibles pourrait être concerné. La démarche suivrait le cycle: protéger, puis prévenir, filtrer et restreindre — au nom de la bienveillance.
On peut objecter que certains dérives doivent être encadrées: violences, addictions et abus en ligne. Reste que le débat démocratique se détériore lorsque ces choix apparaissent comme des évidences morales. La critique devient suspecte et l’opposition classée d’emblée dans les “irresponsables”. Il ne s’agit pas d’exclure toute régulation, mais de refuser une régulation fondée sur le soupçon et l’infantilisation.
Qui doit éduquer les enfants? L’État ou les parents? Qui décide de ce qui est bon pour soi? L’individu ou la plateforme centralisée d’un ministère? Ces questions refont surface sous une apparence plus douce, plus consensuelle, mais elles restent déterminantes. Entre le discours rassurant et les mécanismes réels, la tentation d’imposer une confiance sans enseignants se renforce.
Pendant ce temps, les véritables défis — fracture numérique, harcèlement en ligne, dépendance à l’économie de l’attention — demeurent. L’option privilégiée est l’encadrement plutôt que la compréhension, la punition plutôt que la prévention, l’interdiction plutôt que la persuasion, souvent parce que cela coûte moins cher et flatter l’opinion tout en évitant de faire confiance.
Oui, Big Mother est là: elle s’inquiète pour vous, elle vous appelle « mon grand » et affirme vouloir votre bien. Mais cette bienveillance peut devenir trop forte, trop répétée et, surtout, impénétrable sans votre avis.