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Une mer de fleurs a recouvert le béton froid du mémorial brutaliste du génocide arménien sur la colline de Tsitsernakaberd, surplombant la capitale Erevan. Des dizaines de milliers de personnes s’y sont rendues jeudi pour commémorer les victimes des massacres perpétrés contre les Arméniens ethniques durant la Première Guerre mondiale par l’Empire ottoman.
Commémoration marquée par le deuil et le mécontentement
Cette année, la Journée de commémoration du génocide arménien a été empreinte non seulement de tristesse, mais aussi d’un certain désenchantement. En effet, le gouvernement arménien semble avoir réduit son activisme en faveur de la reconnaissance internationale des massacres, dans un contexte de progrès des relations avec l’Azerbaïdjan et la Turquie.
Selon Erevan, jusqu’à 1,5 million de personnes ont péri entre 1915 et 1916, période durant laquelle les autorités ottomanes, en difficulté sur le front, ont mené des répressions brutales contre la minorité chrétienne arménienne, considérée comme des traîtres pro-russes. Les victimes ont soit été tuées, soit contraintes à des marches mortelles dans le désert syrien, privées de nourriture et d’eau.
La Turquie ne reconnaît pas ces événements comme un génocide et réfute le caractère systématique des meurtres. Elle évalue le nombre des morts arméniens entre 300 000 et 500 000, tout en affirmant que des pertes équivalentes ont été subies par les Turcs lors de conflits internes, certains Arméniens ayant soutenu les forces russes envahissantes.
L’Arménie et sa diaspora mondiale influente ont longtemps milité pour la reconnaissance internationale. À ce jour, 34 pays, dont les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Brésil et la Russie, ont officiellement reconnu ces massacres comme un génocide.
Cependant, le président américain Donald Trump, lors de la commémoration, s’est abstenu d’employer le terme « génocide », affirmant que le peuple américain « honore la mémoire de ces âmes merveilleuses qui ont souffert lors d’une des pires catastrophes du XXe siècle ».
Tensions persistantes et relations internationales
« Que pense notre gouvernement ? » s’interrogeait Aram Hayrapetyan, 72 ans, gravissant lentement la colline menant au mémorial lors d’une procession solennelle. « Comment faire confiance à la Turquie, qui a ouvertement soutenu l’Azerbaïdjan pendant la guerre du Karabakh et refuse toujours de reconnaître le génocide ? »
Les relations entre Ankara et Erevan sont tendues depuis des décennies, en raison du génocide revendiqué par l’Arménie et du conflit du Haut-Karabakh. Pourtant, le Premier ministre Nikol Pachinian a récemment affiché une volonté de réinitialiser ces liens.
« Nous ne devons pas abandonner le combat pour la reconnaissance internationale — pour la justice et pour éviter que cela ne se reproduise », a ajouté Hayrapetyan, qui assistait chaque année à Tsitsernakaberd avec son épouse récemment décédée. « Elle n’est plus là, alors je viens pour deux aujourd’hui, et je continuerai tant que mes jambes me porteront », a-t-il confié.
Cette année, l’absence inhabituelle d’événements officiels majeurs à Erevan lors de la Journée de commémoration a déçu de nombreux participants, en particulier après que Pachinian ait déclaré récemment aux médias turcs que la quête de reconnaissance du génocide n’était plus une priorité pour l’Arménie.
« Nous devons être forts pour que leur sang n’ait pas été versé en vain et pour garder leur mémoire vivante », a souligné Mher Madoyan, économiste de 76 ans à la chevelure blanche et dense.
Un rapprochement fragile avec l’Azerbaïdjan et la Turquie
Depuis plus de quarante ans, l’Arménie et son voisin majoritairement musulman turcophone, l’Azerbaïdjan, soutenu par Ankara, se sont affrontés lors de deux guerres pour la région montagneuse du Haut-Karabakh, dans le contexte du vide laissé par la disparition de l’Union soviétique.
Le Haut-Karabakh, reconnu internationalement comme territoire azerbaïdjanais, était majoritairement peuplé d’Arméniens. En septembre 2023, une offensive rapide de Bakou a permis à l’Azerbaïdjan de reconquérir la totalité de la région, entraînant l’exode de plus de 100 000 Arméniens ethniques.
Le mois dernier, les deux anciennes républiques soviétiques sont parvenues à un accord sur un traité de paix, attendu de longue date, visant à mettre fin à des décennies d’hostilités. Ce traité pourrait également ouvrir la voie à une normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie, qui n’entretiennent actuellement aucun lien diplomatique.
Cependant, certains demeurent sceptiques. Marine Balayan, 65 ans, venue déposer des fleurs au mémorial, déclare : « Ce serait bien de signer un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais je n’y crois pas. »
« Je doute qu’après la signature ils ne reviennent pas contre notre pays », ajoute-t-elle.
Aram Petrosyan, avocat de 46 ans, confie à l’AFP : « Chaque jour, les Azerbaïdjanais avancent des exigences toujours plus humiliantes. Je ne pense donc pas qu’il soit réaliste de signer un accord de paix maintenant. »
Manifestations et symboles enflammés
Dans la soirée de mercredi, au centre d’Erevan, lors d’une traditionnelle procession aux flambeaux en prélude à la Journée de commémoration, des milliers de personnes entonnaient des chants patriotiques accompagnés de tambours. Au cours de cet événement, un drapeau azerbaïdjanais et un drapeau turc ont été brûlés.
Cette action a été dénoncée par le bureau du Premier ministre.
Gegham Manukyan, député du parti nationaliste Dashnaktsutyun, a expliqué : « C’est le feu des âmes des un million et demi d’Arméniens qui sont morts dans l’enfer génocidaire. »