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Un matin froid de novembre, lors d’un déplacement familial vers notre temple ancestral dans un village du Tamil Nadu, un incident a bouleversé ma vie. Ma sœur y faisait tonsurer son bébé de 11 mois — un rituel de renouveau — et ma femme était rentrée avec notre fils et ses parents pendant que je m’apprêtais à garer la voiture.
En tentant de reculer, j’ai perçu une résistance. Un homme d’âge moyen courait en agitant les bras pour me signaler de reculer davantage. J’ai prié intérieurement pour n’avoir blessé personne, sans imaginer l’ampleur du drame à venir.
L’accident et les premiers secours
Lorsque je suis sorti du véhicule, j’ai vu une femme frêle et amaigrie étendue au sol, tremblante et murmurant. Les villageois se sont rassemblés, mais la distance sociale et les préjugés semblaient retenir les gestes d’aide.
Elle s’est recroquevillée en position fœtale. Je me suis assis à côté d’elle et lui ai posé la tête sur mes genoux. « Paati ? Ça fait mal quelque part ? » lui ai-je demandé. Elle a hoché la tête en montrant sa jambe : la chair manquait près du genou.
J’ai promesse de l’aider, mais elle m’a supplié : « Personne ne prendra soin de moi… laisse-moi juste m’asseoir. » Un prêtre, venu pour les rituels, a admis qu’il ne pourrait pas intervenir car elle appartenait à une autre caste.
Finalement, ma femme et moi l’avons soulevée ensemble et placée dans l’ambulance. J’ai accompagné Chinnammal jusqu’à l’hôpital.
À l’hôpital : instants de compassion
À l’arrivée, deux infirmières sont apparues avec un brancard. Chinnammal, reliée à un moniteur cardiaque après des examens, tenait ma main avec force malgré sa faiblesse. Elle m’a appelé « saami » (un terme tamoul signifiant « Dieu »), me traitant avec respect et gratitude alors que j’étais celui qui l’avait heurtée.
Le diagnostic évoquait deux blessures majeures : un col du fémur fracturé et une éraflure profonde nécessitant des greffes de peau. Un médecin a qualifié sa stabilité de « miracle », mais quand il a annoncé que la hanche mettrait trois mois à guérir, elle a commencé à pleurer.
Entre deux accès de conscience, elle m’a demandé de lui donner un médicament pour mourir. J’ai assuré qu’on la soignerait et que je veillerais sur elle. Peu après, elle a perdu connaissance et, à 8h30 le 20 novembre 2022, Chinnammal a été déclarée décédée. Elle avait environ 75 ans.
Le parcours de vie de Chinnammal
Chinnammal n’a pas toujours vécu dans la rue. Plus jeune, elle s’habillait soignée, avec des fleurs dans ses tresses. Elle cultivait une parcelle pour nourrir sa famille et travaillait dur, malgré un mariage difficile et un mari alcoolique.
Elle aimait profondément sa fille. Après la mort de son mari, elle s’est adaptée à la vie de veuve, apportant des douceurs maison chez sa fille et célébrant l’arrivée d’un petit‑fils adopté avec bonheur.
La vie a basculé quand sa fille a contracté un diabète sévère. Devant l’inefficacité des remèdes et des prières, Chinnammal a vu sa fille dépérir. Cet épisode de deuil a marqué un tournant : elle s’est isolée, a perdu ses repères et, progressivement, a dormi près du temple, tenant seulement un petit sac de coton contenant quelques biens.
Les heures qui ont suivi le décès et la procédure policière
Quelques heures après la déclaration de décès, je me suis rendu au poste de police pour me constituer. Un agent a contacté le gendre de Chinnammal afin d’organiser la remise du corps et d’entamer les démarches judiciaires.
Au départ, le gendre a refusé de réclamer le corps. Selon le policier, il aurait confié que « elle aurait dû mourir depuis longtemps » et qu’il valait mieux l’enterrer et passer à autre chose. Après l’insistance de l’officier, il est finalement venu au poste.
Quand le contenu du sac — inventorié par la police — a été révélé, l’attitude du gendre a changé. Il a souhaité se déclarer parent le plus proche et réclamer le corps. L’agent a indiqué qu’il y avait près de deux lakhs (environ 2 250 $) dans le sac remis par mes soins.
Au terme de l’enquête, j’ai été déclaré négligent et condamné à payer une amende de 10 000 roupies (environ 115 $) par la cour.
Conséquences personnelles et pardon
La mort de Chinnammal m’a profondément affecté. J’ai cessé de conduire, je me suis retiré de mes proches pendant un an et j’ai été hanté par des cauchemars. Je me reprochais d’avoir causé sa fin, malgré sa douceur et son absence de colère envers moi.
Un mois après les faits, j’ai retrouvé le numéro du petit‑fils de 19 ans et l’ai appelé pour demander pardon. Trois mois plus tard, au tribunal, j’ai rencontré à nouveau le jeune homme et l’ai embrassé. Il n’a presque rien dit, mais j’ai senti la chaleur de son pardon, semblable à celui que m’avait accordé sa paati.
En plus de l’amende, j’ai fait un don volontaire au petit‑fils et je rends régulièrement hommage à Chinnammal sur le terrain du temple où elle a passé ses dernières années.
Réflexions et témoignages
Un prêtre du temple m’a dit que personne auparavant ne s’approchait d’elle et que les ivrognes locaux volaient l’argent qu’elle recueillait. Il a ajouté qu’elle n’avait « absolument personne dans ce monde » et a suggéré que, d’une certaine manière, elle avait choisi de traverser cette épreuve par mon intermédiaire pour mourir avec la dignité qui lui avait été refusée de son vivant.
Un voisin rappelait : « Elle a passé sa vie à s’occuper de sa fille, et même dans la mort elle a veillé à ce que sa famille soit prise en charge » — en référence à ses économies retrouvées dans son sac.
Informations complémentaires
Le récit a été relaté à Catherine Gilon par Maverick Prem. Les détails sur la vie de Chinnammal proviennent d’entretiens avec d’anciens voisins qui ont souhaité rester anonymes. La famille a décliné les demandes d’interview.
Chinnammal signifie « petite mère ». Son histoire souligne l’importance de la compassion et rappelle que chaque vie mérite respect et protection — un appel à la responsabilité individuelle et collective après cet accident sans-abri Tamil Nadu.



