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La confrontation entre la Turquie et Israël en Syrie dépasse largement le cadre sécuritaire traditionnel. Elle s’étend à plusieurs domaines, notamment l’économie, où chaque nation nourrit l’ambition d’affirmer un pouvoir et d’accomplir des réalisations majeures relevant d’un concept étendu de la sécurité nationale.
Le dossier du gaz naturel constitue l’un des principaux points de tension et un moteur discret de la rivalité entre ces deux puissances dans la région. Depuis les bouleversements dans la région à partir du 7 octobre 2023, ce dossier a ouvert de nouvelles perspectives tout en engendrant des obstacles susceptibles de modifier la carte de l’exploitation des richesses gazières en Méditerranée orientale et la maîtrise des routes d’approvisionnement.
Dans ce contexte, la question du gaz naturel dans la zone méditerranéenne orientale apporte une dimension géopolitique essentielle à la scène syrienne, surtout avec l’existence de vastes réserves prouvées et estimées dans ce pays. La Syrie pourrait également devenir un point de convergence stratégique des pipelines reliant la Turquie aux autres marchés.
Israël ambitionne de devenir un pivot pour l’exportation et le transit de l’énergie vers l’Europe.
Le gaz israélien et la rivalité géopolitique
Avec la découverte des champs Tamar, Léviathan et Karish, Israël a placé en tête de ses priorités la transformation du pays en un hub vital pour l’exportation et le transit énergétique vers l’Europe. Au-delà des revenus financiers colossaux attendus, cette stratégie vise à affirmer Israël en tant qu’acteur régional et international influent.
- Bien que ces champs ne rivalisent pas en volume avec les principaux fournisseurs du Golfe, le gouvernement israélien avance un potentiel de production annuel atteignant environ 40 milliards de mètres cubes pour Tamar et Léviathan seuls.
- Yuval Steinitz, ancien ministre de l’Énergie israélien, a souligné l’importance économique et stratégique capitale du développement des réserves de gaz pour Israël.
- Un rapport de l’Institut d’études de la sécurité nationale de l’université de Tel-Aviv souligne que ce gaz permet à Israël de consolider de nouvelles alliances et d’ouvrir des canaux diplomatiques tant régionaux qu’internationaux.
Cependant, des chercheurs israéliens comme Ilan Zxlait et Yoel Guzansky mettent en garde contre la montée en puissance de l’influence turque en Syrie. Ils estiment que si Ankara réussit à établir des pipelines gaziers du Golfe via la Syrie, cela pourrait affaiblir la position israélienne comme fournisseur d’énergie vers l’Europe. En effet, l’Europe chercherait à diversifier ses sources plutôt que de dépendre d’un seul fournisseur.
Ces experts avertissent également qu’une infrastructure gazière turque étendue en Syrie menacerait la compétitivité des projets conjoints d’Israël avec Chypre et la Grèce, faisant perdre à Israël des opportunités stratégiques cruciales en Méditerranée orientale.
La Syrie dans les calculs gaziers turcs
De son côté, la Turquie nourrit un projet ambitieux de se transformer en couloir clé et en centre régional d’alimentation des marchés européens. Cet objectif est fondé sur la reconnaissance de la valeur géopolitique de sa position sur la carte énergétique.
Selon la vision turque, la stabilité du pouvoir en Syrie est un facteur crucial qui permettrait à Ankara d’entraver les projets énergétiques israéliens dans la région. Cela lui offrirait également des alternatives stratégiques ou des routes évitant les plans israéliens.
Alors qu’Israël considérait auparavant la scène syrienne principalement comme une menace sécuritaire liée à l’Iran, il surveille désormais avec inquiétude les possibles pipelines gaziers transitant via la Syrie pour acheminer le gaz du Golfe vers l’Europe en passant par la Turquie. Ce scénario conférerait à Ankara un levier de pression important qui limiterait l’expansion israélienne en Méditerranée orientale.
Israël redoute aussi l’implication turque via la Syrie dans le règlement des frontières maritimes avec le Liban, ce qui pourrait restreindre ses ambitions de contrôle sur des zones maritimes disputées riches en gaz exploitable.
Bien que la Turquie n’ait pas officiellement pris part à la délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, elle cherche à assurer une présence régionale reliant son influence en Syrie à toute future négociation maritime, susceptible de redéfinir l’exploitation des gisements gaziers, y compris ceux du Liban.
Cette influence turque en Syrie affecterait également les équilibres politiques au Liban, en raison des liens historiques entre la Syrie et la structure politique et sociale libanaise.
Une reposition géopolitique
Depuis la création du Forum du gaz en Méditerranée orientale, que la Turquie perçoit comme une tentative d’exclusion ou un front anti-turc – selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu – Ankara a cherché à se repositionner en tant qu’acteur incontournable et capable de peser dans les équilibres régionaux.
- Cette démarche s’est traduite par l’envoi de navires de prospection gazière dans la Méditerranée orientale, protégés par des unités navales.
- Parallèlement, la Turquie a signé des accords de délimitation des zones économiques exclusives, notamment avec le gouvernement d’entente nationale libyen.
Elle ambitionne désormais de conclure des accords d’exploration et d’investissement pour exploiter le potentiel gazier marin syrien, estimé à près de 400 milliards de mètres cubes sur un bassin total de 122 000 milliards, selon l’Institut géologique américain. Ce projet, associé à d’autres dossiers en cours d’élaboration, risque de redessiner complètement la carte régionale, en opposition aux logiques d’exclusion et de domination que cherche à instaurer Israël.
La raffinerie de Banias en Syrie, sur la côte méditerranéenne.
La renaissance du gazoduc qatari-turc
Le gazoduc qatari, proposé en 2009 par Doha mais bloqué par le régime syrien de l’époque, est un indicateur marquant du rôle central que peut jouer la Syrie dans tout projet énergétique régional.
- Selon The Guardian, si ce gazoduc était achevé, il emprunterait un itinéraire passant par l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie, et la Turquie avant de rejoindre l’Europe, offrant ainsi à Ankara un avantage stratégique logistique et économique considérable.
- À l’époque, le Qatar avait tenté d’obtenir un accord préliminaire avec Damas pour le passage du pipeline. Cependant, le penchant du régime syrien pour un projet iranien parallèle, estimé à 10 milliards de dollars et favorable aux intérêts russes, a fait échouer cette initiative.
Il est probable qu’Ankara et Doha cherchent aujourd’hui à relancer ce projet. Le ministre turc de l’Énergie et des Ressources naturelles, Alparslan Bayraktar, a évoqué la « possibilité de réactiver la proposition qatarie après la chute du régime Assad, si la Syrie atteint un certain niveau de stabilité et de sécurité ».
Ce gazoduc, qui traverserait l’Arabie saoudite, la Jordanie jusqu’en Turquie, représenterait un investissement estimé à environ 10 milliards de dollars. Sa longueur totale serait d’environ 1500 kilomètres et il constituerait une alternative majeure aux approvisionnements gaziers russes vers l’Europe.
Le défi pour Israël ne réside pas uniquement dans la concurrence économique. Il s’agit aussi d’enjeux géopolitiques qui menacent son influence régionale. Si ce projet voit le jour, le poids stratégique du Qatar et de la Turquie s’en trouverait renforcé, ce qui pourrait réduire l’importance que cherche à asseoir Israël grâce à ses alliances gazières.
Stabilité fragile ou confrontation inévitable ?
Les considérations économiques et sécuritaires s’entremêlent, tandis que la quête d’influence régionale s’intensifie. La rivalité turco-israélienne en Syrie ne saurait être réduite à une simple menace sécuritaire aux frontières nord d’Israël, contrairement à la prévalence de ce point de vue dans les débats politiques.
Face à la nécessité d’un calme relatif pour garantir le succès des projets énergétiques, quel comportement adopteront les deux pays ? Israël se trouvera-t-il face à des choix difficiles, confronté à un projet alternatif et concurrent qui met en péril sa domination régionale ?
Il est peu probable que les deux puissances parviennent à un accord harmonieux sur la gestion du gaz. Toute entente serait sans doute empreinte de contradictions profondes.
En conséquence, le gaz risque de devenir une arme de chantage réciproque utilisée par chacun contre l’autre. Israël ne souhaite pas être soumis à la volonté turque si le gaz circule via la Syrie pour atteindre l’Europe, tandis que la Turquie ne veut pas laisser passer l’opportunité née de la chute du régime Assad pour s’imposer comme passage incontournable des lignes énergétiques.
Si la tension continue de monter, la crise s’aggraverait. Israël serait alors poussée à générer des opportunités qui déstabiliseraient la Syrie, tout en renforçant ses alliances régionales avec des pays du Forum de la Méditerranée orientale comme Chypre, la Grèce et l’Égypte. Elle chercherait également à convaincre l’Europe de l’importance stratégique d’Israël en tant que fournisseur de gaz, tout en suscitant la crainte d’une dépendance à la Turquie.
Dans le même temps, la Turquie poursuivrait le renforcement de sa présence militaire en Syrie pour imposer un fait accompli incontournable dans tout projet gazier international. Parallèlement, elle relancerait le projet du gazoduc qatari, tout en œuvrant à la stabilité et à l’unité politique syriennes, soutenant la consolidation du nouveau régime. Ankara s’opposerait fermement à toute tentative de partition de la Syrie, alignant cette politique sur sa doctrine de sécurité nationale.