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Pendant des décennies, jusqu’à la chute du régime de Bachar al-Assad, la censure en Syrie s’est dressée comme un barrage infranchissable. Elle n’a pas seulement entravé le progrès des écrivains et la production littéraire et artistique, mais elle a imposé sa propre logique, dominée par des intérêts politiques et des allégeances personnelles.
Cette censure ne dépendait pas d’un seul organisme, mais fonctionnait tel un poulpe aux multiples bras, répartissant son autorité entre les ministères de l’Information, de la Culture, des Affaires religieuses, de l’Éducation, l’Union des écrivains arabes, et jusqu’au Comité central du Parti Baas. Cette structure imposait au produit créatif des décisions souvent contradictoires et arbitraires : des livres entiers interdits à cause de quelques pages, des films rangés au placard pour une seule scène.
Une demande urgente de changement
Face à ce constat, une voix s’élève pour appeler à une réforme radicale. Haytham Al-Hafiz, président de l’Union des éditeurs en Syrie, réclame une redéfinition des relations entre le pouvoir et les écrivains. Dans un entretien avec l’agence allemande de presse, il déclare :
- « Nous demandons, en tant qu’éditeurs, la suppression de la censure sur la science et le savoir. »
- Il précise que l’évaluation des livres doit exister uniquement lorsque l’auteur est faible, que son œuvre ne porte pas une véritable culture sociale ou contient des erreurs factuelles : « Cela s’appelle l’évaluation des critères du livre, car un mauvais livre est naturellement rejeté par la société. »
La censure des intérêts : quand l’art est sacrifié au profit des proches
L’écrivain Mohammed Mansour détaille une censure qui dépasse les textes pour toucher les journaux et magazines imprimés :
- « Il y avait une censure sur tout : livres, magazines, journaux, œuvres artistiques, et même sur les publications arabes et étrangères distribuées en Syrie. »
- Il raconte : « La censure déchirait des pages de journaux et de magazines lorsqu’un article lui déplaisait, puis les vendait en morceaux dans les marchés. Dans les années 1990, un critique égyptien avait écrit un article attaquant un album de la chanteuse Mayada El-Hannawi. Le ministre de l’Information de l’époque, Mohamed Salman, ordonna de déchirer l’article avant la distribution, car El-Hannawi était proche du président. »
- Il ajoute : « Il n’y avait pas de délai précis d’attente à la censure avant d’autoriser ou non la publication d’un livre. Cela pouvait prendre des années, ou le manuscrit pouvait tout simplement disparaître. »
La censure imposée par les autorités syriennes a constitué, pendant de nombreuses années, un obstacle à l’évolution des écrivains et des productions culturelles, en plus des positions politiques nationales et internationales.
Des cicatrices dans le corps du cinéma
Samir Mohammed Ismail, écrivain et dramaturge syrien, confesse la lutte constante entre créateur et censeur officiel, dont il a directement souffert :
- « Personnellement, plusieurs de mes films ont été interdits. Le premier s’intitulait « Long Red », produit et réalisé par le réalisateur américain d’origine syrienne Ali Akram Mohammed. »
- « Mon second film, « Cela se passe en ton absence », réalisé par Saif Sabie, a vu sa dernière scène coupée après le tournage, malgré l’approbation du scénario par la commission. »
- La bataille la plus marquante fut avec « Quartier des maisons », film réalisé par l’artiste Ghassan Shmeit. « L’ancienne ministre de la Culture, Labanea Mashouh, a formé une commission pour ce film et l’a interdit car il montrait une manifestation sur le marché d’al-Hamidiyya. Le film fut alors relégué aux oubliettes de l’office de cinéma public, et son sort reste inconnu. »
La pièce des frères Mallas a récemment été jouée dans un contexte de reprise progressive de la scène culturelle syrienne après la chute du régime de Bachar al-Assad en décembre dernier.
Ismail évoque également une blessure plus profonde : « De nombreux films ont été modifiés et déformés par les producteurs, malheureusement à mon nom, alors que je n’en étais pas satisfait. Les autorités sécuritaires de l’ancien régime intervenaient fréquemment. Mon film « Peace to Damascus », écrit avec l’artiste et réalisateur Mohammed Mallas, produit avec une aide de la fondation de Doha pour le cinéma, a également été interdit en Syrie. »
Après la chute du régime Assad, les frères Mohammed et Ahmed Mallas ont lancé leur pièce « [Nudité et repas de saison] », récemment présentée à Damas, exprimant un cri de conscience mêlé d’horreur face aux années de répression, de violence et de destruction, espérant que cette tragédie ne se répète jamais.
Samir Mohammed Ismail : « Mon film ‘Peace to Damascus’, écrit avec Mohammed Mallas et produit en coproduction franco-libanaise avec le soutien de la Fondation Doha pour le cinéma, a été interdit en Syrie. »
Une censure avant et après publication
La répression ne s’est pas limitée à la production locale. Elle a été encore plus sévère envers la littérature étrangère, arabe et traduite. Le traducteur et écrivain Dr Thaer Deeb explique que le ministère de la Culture en Syrie contrôle surtout la qualité de la traduction et de l’écriture, plutôt que le contenu ou les idées :
- « En Syrie, la censure précède la publication, contrairement à beaucoup d’autres pays où elle intervient après, permettant à ceux qui se sentent lésés d’intenter des poursuites après parution. »
- « Concernant les livres étrangers, certains sont retirés de la circulation, notamment lors des salons. Nous avons vu des équipes venir aux salons du livre, comme celui de la bibliothèque Al-Assad, pour retirer certains ouvrages. »
Le « censeur lecteur » : une innovation dans la répression
La censure syrienne ne s’est pas limitée aux institutions officielles, elle a instauré un nouveau type de censeur : le lecteur censeur. L’écrivain Basem Suleiman révèle cette méthode utilisée contre ses propres œuvres :
- « Lors du Salon du livre de 2019, mon roman ‘Nokia’ et le recueil ‘Exactement un baiser’, publiés par Dar Sin, une maison d’édition syrienne autorisée par les services de sécurité, ont été interdits. »
- La raison : « Les organisateurs du salon ont instauré une nouvelle forme de censure appelée ‘censure du lecteur’, où un lecteur culturel signale un livre pour dépassement des limites. »
- Malgré cela, Suleiman conclut avec courage : « Je ne crois pas que la censure puisse empêcher la créativité. Maintenant que les vents de la révolution soufflent dans notre pays, qui pourra empêcher mes livres de s’envoler dans le ciel de ma patrie ? Comme l’a dit Homère, les mots ont des ailes. »
Ayman Al-Ghazali : « Le harcèlement systématique a poussé de nombreux écrivains à l’exil, privant le pays de véritable créativité et conduisant à une censure ciblant même l’auteur lui-même. »
L’arbitraire du censeur et l’exil des écrivains
Pour l’écrivain et éditeur Samih Al-Awam, la censure dépendait de :
- « L’humeur du censeur, des relations et de la puissance des éditeurs. »
- « Certains auteurs ont fait imprimer leurs livres hors de Syrie, ou secrètement à Damas après avoir versé de l’argent aux agents de sécurité surveillant les imprimeries. »
- « D’autres se sont tournés vers Beyrouth pour publier leurs ouvrages. Un éditeur irakien a imprimé plusieurs livres interdits en Syrie grâce à ses liens avec le pouvoir. »
Ayman Al-Ghazali souligne l’impact de cette pression :
- « Beaucoup d’écrivains et d’intellectuels ont émigré. Les écrits reflétant la véritable culture du pays étaient largement interdits, et les maisons d’édition privées privées de toute créativité syrienne authentique. »
- « La censure a fini par viser directement l’auteur lui-même. »
Interdictions et autorisations au rythme des loyautés politiques
Au final, la décision d’interdire ou d’autoriser un livre en Syrie ne dépendait pas tant de son contenu que du positionnement de son auteur vis-à-vis du pouvoir. Wahid Taja, responsable des médias à Dar Al-Fikr à Damas, confirme :
- « De nombreux livres ont été interdits, puis autorisés, avant d’être à nouveau interdits. »
- « Par exemple, la collection ‘Dialogues pour un nouveau siècle’, qui accueille des écrivains et penseurs arabes tels que Sadiq Jalal al-Azm, Jamal Barout et Ahmad Barqawi, était autorisée. Après la révolution de 2011, leurs livres ont été interdits en raison de leur soutien à celle-ci. »
- « De même, les ouvrages de Cheikh Youssef al-Qaradawi étaient interdits, puis autorisés temporairement lors de sa visite en Syrie, avant d’être à nouveau bannis. Désormais, ces livres réapparaissent dans les rayons. »