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Un matin brumeux aux abords de la ville ukrainienne de Donetsk, le brouillard enveloppait les tranchées d’un voile épais, tandis que le bourdonnement d’un drone semblait scruter chaque cible possible. Sur un mur de terre humide, un jeune soldat ukrainien dans la vingtaine observait intensément un petit écran affichant des points rouges représentant des soldats russes avançant lentement vers sa position.
Ce moment lui rappela une scène d’un film sur la bataille de Verdun en 1916, où des soldats britanniques et français chargeaient dans des champs boueux contre les lignes allemandes. La différence ici résidait dans la profondeur des tranchées plus grande à Donetsk, la boue plus lourde, et une mort toujours plus proche en plein coeur du combat.
Une guerre de tranchées à l’ère moderne
Le 1er juillet 1916, au cœur de la Première Guerre mondiale, la bataille de Verdun devint l’une des plus sanglantes et lentes de l’histoire militaire. Alliés britanniques et français menèrent une contre-offensive contre les Allemands dans l’espoir d’un percée décisive, mais les lignes de tranchées allemandes, fortifiées en profondeur avec des tunnels, des mitrailleuses camouflées et une artillerie précise, rendaient toute avancée difficile.
Malgré plus d’une semaine de bombardements intensifs avec plus d’un million et demi d’obus tirés, le terrain se transforma en un champ de boue et cratères, ralentissant drastiquement le progrès. Après près de 140 jours, les forces alliées n’avaient avancé que d’une dizaine de kilomètres, au prix d’un million deux cent mille morts et blessés. Ce modèle de guerre d’usure, où la lenteur tient lieu de stratégie, est encore étudié aujourd’hui.
Des parallèles frappants avec le conflit ukrainien
La Russie, en envahissant l’Ukraine en 2022, espérait une guerre rapide. Dans les premières semaines, elle conquit rapidement 120 000 km², mais ses forces furent stoppées par une contre-offensive ukrainienne. Depuis, les lignes de front n’ont guère bougé, avec des avancées russes mesurées en mètres sur des périodes de plusieurs mois, ce qui rappelle la stagnation des tranchées de la Première Guerre mondiale.
Selon une étude de juin 2025 du Centre d’Études Stratégiques et Internationales (CSIS), les forces russes progressent en moyenne de 50 mètres par jour dans certaines zones autour de Kharkiv ; un rythme lent comparé aux 70 à 80 mètres quotidiens à la bataille de la Somme en 1916. Plus à l’est, dans la région de Donetsk, l’avance moyenne atteint environ 135 mètres par jour, mais reste décevante pour des opérations militaires modernes.
En milieu d’année 2025, la Russie contrôle environ 19 % du territoire ukrainien, incluant la Crimée et certaines zones du Donbass. Chaque nouvelle conquête coûte cher : le CSIS estime que les pertes russes pourraient atteindre un million de morts cette année, avec un ratio de pertes matérielles et humaines souvent 1 à 2 ou 1 à 5 en faveur des Ukrainiens.
Une guerre mesurée au mètre, pas au kilomètre
Les lourdes pertes russes s’expliquent en partie par la tactique d’ »attaque de masse » qui expose les forces à de lourdes pertes dans des offensives marginales. Les Ukrainiens, quant à eux, renforcent continuellement leurs lignes défensives étendues sur plus de 1000 kilomètres avec des couches multiples de fortifications.
Un exemple est l’échec russe lors de la tentative d’avancée vers la ville de Soumy en juin 2025, où la défense ukrainienne a étouffé l’assaut d’ici la fin du mois. Le volume des gains territoriaux russes diminue, avec seulement 240 km² conquis en mars 2025, le plus faible depuis le lancement des offensives intensives en 2024.
Cette guerre d’usure est ainsi comparable à un « hachoir à viande » où chaque progression de quelques dizaines de mètres est payée au prix fort en vies humaines et matériel militaire, notamment dans des combats d’infanterie côtoyant des tranchées, soutenus par une artillerie lourde et des raids de drones mortels.
Adaptation russe et tactiques nouvelles
Face aux difficultés, les Russes ont adapté leurs tactiques, remplaçant les larges offensives blindées par des attaques de petites unités d’infanterie, souvent à pied ou sur des véhicules légers. Ces groupes de 5 à 10 soldats opèrent en infiltration et dispersion, cherchant à repérer des points faibles ou à attirer les tirs ennemis, avant que leur artillerie et leurs drones ne frappent les positions ukrainiennes découvertes.
Cette méthode réduit les pertes mécaniques mais reste lente, exigeant souvent de longues opérations et engendrant des pertes humaines élevées. Certains experts estiment que si la Russie voulait conquérir l’Ukraine complète à ce rythme, cela pourrait prendre un siècle.
Le conflit est marqué par des échanges massifs d’artillerie, des bombardements de milliers d’obus quotidiens, mais sans opérations combinées complexes mêlant blindés, infanterie, ingénieurs et aviation pour percer les lignes construites.
L’usage massif des drones et les nouvelles défenses ukrainiennes
Un facteur crucial expliquant la lenteur russe est l’emploi massif et inédit des drones sur le champ de bataille, une caractéristique majeure de ce conflit. Les deux camps déploient des essaims de drones, rendant cette guerre la plus intense en termes d’utilisation de ces engins dans l’histoire militaire. Cette surabondance rend les assauts massifs suicidaires et contraint à progresser lentement lors d’opérations nocturnes ou sous mauvais temps.
Les drones d’attaque à vue à la première personne (FPV) sont utilisés pour bombarder avec précision tranchées et véhicules blindés. Parallèlement, les deux armées s’engagent dans une lutte électronique pour brouiller et détourner les drones adverses, transformant les cieux en un jeu du chat et de la souris technologique.
Du côté ukrainien, l’innovation dans l’usage des drones, combinée à des renseignements fournis par l’Occident, offre un avantage défensif et offensif considérable. Par exemple, l’opération « Toile d’araignée » en juin 2025 a mobilisé une centaine de drones pour frapper profondément les bases aériennes russes, détruisant ou neutralisant plus de 40 avions militaires.
Les Ukrainiens ont également érigé des fortifications avancées reposant sur le concept du « défense en profondeur » : plusieurs couches successives de défenses permettent de consommer temps et ressources de l’ennemi, ralentissant sa progression et multipliant les risques d’embuscades.
Les pièges ukrainiens et les champs de mines
Les forces ukrainiennes ont installé d’importantes quantités de mines anti-personnel et anti-char dans les zones d’avancée russe attendues, souvent enfouies et difficiles à détecter. Ces mines détruisent véhicules et chars tout en causant des pertes humaines et contraignent les Russes à ralentir voire à contourner ces zones. Toute tentative de déminage est rapidement ciblée par les drones ukrainiens.
Des obstacles antichars comme les « dents de dragon » – des blocs de béton pyramidaux – barrent les routes des blindés, forçant ceux-ci à passer par des couloirs minés ou des pièges au sol. Des tranchées longues et profondes protègent les soldats et facilitent leurs déplacements en toute sécurité, souvent reliées à des tunnels menant vers l’arrière ou des dépôts de munitions.
Cette densité défensive souligne à quel point l’environnement stratégique contraint les offensives, où chaque avancée représente un défi coûteux humainement et matériellement.
Une guerre hybride face à un soutien occidental déterminant
Le conflit ukrainien met en lumière la complexité des tactiques employées par Moscou, confronté à une guerre hybride que l’armée russe n’avait sans doute pas anticipée. Celle-ci combine forces conventionnelles avec actions irrégulières, guérilla, embuscades et sabotage d’infrastructures, le tout soutenu par une intelligence occidentale active.
Depuis 2022, les États-Unis et l’Europe ont fourni à l’Ukraine des dizaines de milliards de dollars d’armes, munitions et formations, incluant des missiles anti-chars Javelin, des lance-roquettes de précision HIMARS et des batteries antiaériennes Patriot protégeant les villes ukrainiennes.
Un élément clé est le partage d’informations en temps réel, avec images satellites, interceptions de communications et surveillance électronique fournies par l’OTAN et les États-Unis. Cette intelligence offre aux Ukrainiens une visibilité précise des mouvements russes, leur permettant de planifier contre-attaques et embuscades avec une efficacité remarquable.
Un soutien occidental renforcé contre un adversaire mal préparé
Les succès ukrainiens en matière de guerre électronique ont ainsi neutralisé les drones russes qui guidaient l’artillerie avec précision, diminuant significativement la capacité offensive russe. Ce tournant a permis, par exemple, aux forces ukrainiennes de reprendre rapidement des territoires cruciaux tels que Kharkiv et Kherson en 2022.
Cette guerre n’est donc pas qu’un affrontement direct entre armées, mais aussi une lutte de capacité à intégrer technologies modernes et informations stratégiques. La Russie se retrouve piégée entre son avance lente et des défenses ukrainiennes puissantes, soutenues par un Occident engagé politiquement, économiquement et militairement.
Les sanctions économiques occidentales ont également limité la capacité russe à maintenir ses efforts de guerre, forçant un recours à du matériel vieilli et à des solutions de fortune dans la production d’armements.
Perspectives et enjeux à venir
Face à ces défis, la Russie intensifie ses efforts pour limiter le soutien occidental à l’Ukraine et améliorer ses capacités militaires. La modification de sa hiérarchie, avec le remplacement du ministre de la Défense Sergueï Choïgou par Andrei Belousov, traduit une préparation à un conflit prolongé.
Les objectifs russes se recentrent sur la maîtrise totale des régions du Donbass et du sud de l’Ukraine, tout en cherchant à exploiter les points faibles des forces ukrainiennes, notamment en matière d’appui aérien et de lignes d’approvisionnement.
De leur côté, les Ukrainiens doivent défendre un front étendu tout en assurant le renouvellement de leurs effectifs expérimentés. L’équilibre est fragile, et la guerre reste une course contre la montre où chaque mètre gagné ou perdu coûte des vies.
Ainsi, comme il y a un siècle à Verdun, le prix du mètre parcouru est toujours celui de centaines de soldats tombés. La lenteur extrême de cette guerre d’usure sur le sol ukrainien illustre l’un des conflits les plus meurtriers et les plus complexes du XXIe siècle.