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Aux confins du comté de Telemark, dans le sud de la Norvège, la petite ville de Rjukan est aujourd’hui un haut lieu d’escalade hivernale. Les grimpeurs, munis de crampons et de piolets, affrontent entre novembre et mars la cascade glacée de Sabotørfossen, une chute d’eau gelée de près de 150 mètres de haut. Pourtant, peu connaissent l’origine de son nom, qui signifie « cascade des saboteurs » et rappelle une mission secrète pendant la Seconde Guerre mondiale ayant empêché l’Allemagne nazie de se doter de la bombe atomique.
Une eau lourde aux enjeux cruciaux
Non loin de cette cascade se dresse l’ancienne centrale hydroélectrique de Vemork, aujourd’hui transformée en musée. C’est là, dans ce site isolé entre montagnes et ravins, que l’on a commencé en 1934 à produire de l’eau lourde, ou oxyde de deutérium, un composé chimique essentiel dans la modération de la fission nucléaire.
Cette eau lourde permet de convertir l’uranium en plutonium utilisable pour la fabrication d’armes nucléaires. Les physiciens français, notamment Frédéric Joliot-Curie, ont rapidement pris conscience de l’enjeu stratégique de cette ressource. Dès 1939, Joliot-Curie dépose un brevet lié à des charges explosives, une invention classée secret-défense et susceptible d’applications militaires.
Conscient que les scientifiques allemands travaillent sur les mêmes technologies, les autorités françaises ordonnent en février 1940 la sécurisation du stock d’eau lourde produit par Norsk Hydro, une entreprise norvégienne majoritairement détenue par des capitaux français, à Vemork.
Le compte à rebours avant l’invasion nazie
Alors que la « drôle de guerre » s’enlise, le renseignement français sait que l’Allemagne convoitait les vingt-six bidons d’eau lourde stockés dans les sous-sols de la centrale. Dès 1939, le programme nucléaire allemand, l’Uranprojekt, ambitionne de fabriquer une arme atomique. La majorité des mines d’uranium étant sous contrôle nazi, Vemork représente la seule source mondiale d’eau lourde, indispensable à la production de matières fissiles.
Hitler lui-même évoque en septembre 1939 l’usage imminent d’une arme nouvelle et invincible, ce qui pousse les Alliés à agir rapidement. Le directeur francophile de la centrale confie alors à la France 185 kilos d’eau lourde, soit les réserves mondiales complètes à l’époque.
Les bidons sont évacués en secret en avril 1940 vers Oslo, puis Perth en Écosse, avant d’être transférés à Paris. Peu après, l’armée allemande envahit la Norvège et s’empare des installations stratégiques.
Pour protéger la précieuse charge, l’eau lourde est cachée dans une cellule de la prison de Riom (Auvergne), puis transportée à Bordeaux avant d’être embarquée à bord du charbonnier britannique SS Broompark en juin 1940, direction le Royaume-Uni. Hans Halban et Lew Kowarski, deux physiciens français, accompagnent la cargaison pour poursuivre les recherches nucléaires alliées.
Un sabotage crucial pour freiner le programme nucléaire nazi
Malgré ce premier coup, les nazis relancent la production à Vemork, visant désormais 100 kilos d’eau lourde par mois. En octobre 1942, le renseignement britannique lance une opération de sabotage. Quatre résistants norvégiens rejoignent le plateau d’Hardangervidda, mais une mission de parachutage britannique échoue en novembre, ses membres étant tués ou capturés.
Les saboteurs survivants passent un hiver difficile, se nourrissant de mousse bouillie et de viande de renne. En février 1943, six nouveaux agents parachutés renforcent le groupe pour l’opération Gunnerside, visant à détruire définitivement les installations de Vemork.
La centrale est lourdement sécurisée, mais les saboteurs exploitent une faille : le complexe est considéré comme inaccessible, sauf par le pont principal. Ils franchissent la montagne et s’infiltrent par le sous-sol pour poser des charges explosives dans les chambres d’électrolyse où est produite l’eau lourde.
En quittant les lieux, ils laissent un pistolet-mitrailleur américain Thompson, signe d’une opération alliée, afin de limiter les représailles sur la population locale.
Une explosion décisive et ses suites
Une puissante explosion détruit les chambres d’électrolyse, stoppant la production d’eau lourde. Le général allemand Nikolaus von Falkenhorst qualifie cette attaque de « coup le plus splendide de la guerre ». Tous les saboteurs échappent à la capture, certains effectuant une traversée de 300 kilomètres à skis pour gagner la Suède, d’autres rejoignant le Royaume-Uni.
Pour empêcher toute résurgence du programme nucléaire nazi, l’armée américaine bombarde en novembre 1943 la centrale de Vemork avec près de 140 bombardiers lourds sur ordre de Leslie Groves, chef du projet Manhattan. Si cette attaque cause des dégâts importants, elle fait aussi des victimes civiles norvégiennes.
Enfin, en février 1944, la résistance norvégienne coule un ferry transportant en urgence des bidons d’eau lourde, mettant définitivement fin aux espoirs atomiques du Troisième Reich.
Les Américains réussiront la première démonstration d’une bombe atomique avec l’essai Trinity en juillet 1945, remportant la course à l’armement nucléaire.
Les limites du programme nucléaire nazi
Malgré la menace, les historiens estiment que l’Allemagne nazie était loin d’achever son arme nucléaire. Manquant de moyens et de ressources, le programme Uranprojekt a été relégué après 1942 au second plan au profit des missiles V1 et V2.
Le projet de réacteur nucléaire à eau lourde n’a jamais abouti faute de combustible adéquat. Otto Hahn, chimiste nucléaire allemand retenu par les services secrets britanniques, reconnaîtra après Hiroshima que les Alliés avaient plusieurs dizaines d’années d’avance sur le Reich.