Face à l’emprise du numérique américain et à l’essor du modèle chinois, l’Europe peut-elle tracer sa propre voie dans l’intelligence artificielle ? Entre régulation et dépendance, le combat pour la souveraineté technologique se joue à la croisée des chemins. Deux intervenantes apportent des perspectives sur les choix à venir : Beeban Kidron, réalisatrice et membre de la Chambre des Lords, et Anne Bouverot, envoyée spéciale du président pour le Sommet sur l’action en intelligence artificielle.
En matière d’intelligence artificielle, l’Europe est à un carrefour stratégique. Le secrétaire américain au Commerce propose un échange : assouplir la régulation européenne en échange de concessions douanières sur l’acier. Cette offensive s’inscrit dans la bataille menée par Washington contre un modèle européen jugé discriminatoire envers les géants américains. Face à ce chantage, l’Europe peut soit renier son cadre, soit affirmer sa différence et bâtir une alternative crédible. La question n’est plus de savoir si une IA européenne est envisageable, mais si l’Europe aura le courage politique de la construire.
Anne Bouverot affirme que l’intelligence artificielle place l’Europe « au cœur d’une guerre géopolitique autour des technologies ». Face à la proposition américaine, la question de la dépendance devient centrale. « Si l’Europe se contente d’être un marché pour des technologies développées ailleurs, notre démocratie et notre économie en seront fortement impactées », avertit-elle.
Au Royaume‑Uni, les investissements massifs des États‑Unis alimentent aussi la crainte d’une perte d’autonomie. « Nous deviendrons des vassaux des États‑Unis si nous ne protégeons pas nos données », insiste Beeban Kidron. Pour les deux invitées, la réponse passe par une stratégie européenne coordonnée, secteur par secteur, afin d’offrir de vraies alternatives. « La souveraineté, c’est la capacité à avoir le choix, pas seulement entre des solutions américaines et chinoises », résume Anne Bouverot.
Les intervenantes soulignent aussi les impacts sociaux de l’IA, notamment sur les jeunes générations. Beeban Kidron rappelle : « Les vingt dernières années montrent qu’une technologie conçue sans penser aux enfants rend les jeunes anxieux et les démocraties ne peuvent pas se permettre d’avoir une génération sans avenir. »
Anne Bouverot évoque les effets sur l’emploi : « 70 à 80 % des métiers vont être transformés par l’intelligence artificielle. » Mais des enjeux culturels aussi se font jour : modèles entraînés sur un Internet majoritairement anglophone, biais culturels, droits d’auteur menacés. Beeban Kidron conclut sur un enjeu fondamental : « Nous sommes à un moment clé où l’on choisit si la technologie travaille pour nous ou si c’est nous qui travaillons pour elle. »
Pour l’Europe, le défi est de définir une stratégie coordonnée, sectorielle et audacieuse, afin de bâtir des solutions propres et de préserver des espaces démocratiques à l’échelle du continent.