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L’univers kafkaïen aujourd’hui : l’homme face à la bureaucratie numérique

by Sara
L'univers kafkaïen aujourd'hui : l'homme face à la bureaucratie numérique
Europe

Un jour, imprécis dans l’histoire, l’humanité s’est réveillée pour constater que le terme « kafkaïen » s’était insidieusement infiltré, passant des pages des romans aux bulletins d’informations, des commentaires des lecteurs aux déclarations des hommes politiques, des salles de rédaction aux lieux clos. Ce mot a ainsi franchi les frontières de la littérature pour s’installer dans le dictionnaire, décrivant des personnages mystérieux évoluant dans une atmosphère kafkaïenne. Mais que signifie réellement ce terme ? Est-ce un sentiment d’impuissance face à une autorité floue ? Une sensation d’être accusé sans crime ? Ou simplement vivre dans un monde qui ne vous voit pas et peut vous écraser comme un cafard sous sa chaussure ?

La kafkaïté n’est donc pas qu’une bizarrerie de forme ou un exercice d’absurde. C’est une impasse existentielle où l’homme est traité comme un numéro, un surplus inutile, au sein d’un système incompréhensible et inévitable. Ce monde façonné par Franz Kafka n’est pas une prophétie mais l’expression d’un homme noyé dans son époque, transcrivant la contraction de son être. Sans intention de prédire, Kafka a tracé les contours de l’existence au XXe siècle et au-delà, anticipant notre ère dominée par les algorithmes, les systèmes automatisés et des emplois où l’on ignore qui nous évalue et selon quels critères.

Dans son roman 'La Métamorphose', écrit à l'automne 1912 en trois semaines, Gregor Samsa est d'abord expulsé de son corps avant d'être rejeté de son travail. Il se réveille transformé en insecte et entame un autre temps et une autre hiérarchie.

Dans le roman La Métamorphose, Gregor Samsa est expulsé de son corps avant d’être rejeté de son emploi. Il se réveille transformé en insecte, entamant un temps et une hiérarchie différents.

Un être sans qualités

La vie humaine à l’ère numérique ressemble davantage à une existence virtuelle, logée dans des appartements loués pour un ou deux ans, accomplissant des tâches temporaires rémunérées au coup par coup, et s’engageant dans des relations fragiles et éphémères. Cette condition ne reflète-t-elle pas l’essence de l’homme kafkaïen, qui ne suit pas le rythme habituel de la vie – travail, maison, sommeil, relations – mais est brusquement expulsé de cette structure, dans un moment soudain qui détruit tout ce qui précède et impose une nouvelle réalité imprévisible ?

Le procès commence dès cet instant : « Quelqu’un a dû calomnier Josef K., car, un matin, il fut arrêté sans avoir commis de crime. » Cette phrase brise la logique temporelle cyclique et transforme le quotidien en un moment suspendu. On ignore ce que Josef K. faisait avant ce matin-là, car l’auteur ne s’intéresse plus au temps biographique, mais à l’instant d’expulsion du système ; le moment où l’on est contraint de quitter notre monde habituel pour se retrouver au cœur d’un labyrinthe.

Lectures complémentaires

  • Départ de la fleur sauvage… L’écrivain tunisien Hassouna Mosbahi
  • La romancière indienne Banoo Mushtaq, lauréate du Booker : l’auteur doit décrire « la rose » et « ses épines »

Dans La Métamorphose, écrit à l’automne 1912 en trois semaines, Gregor Samsa est expulsé de son corps avant d’être rejeté de son travail. Il se réveille transformé en insecte et entre dans un autre temps, une autre hiérarchie : il n’est plus sollicité par son emploi, tandis que sa famille se détourne de lui, honteuse ou dégoûtée. Rien ne revient en arrière, rien ne progresse ; il s’agit d’une accumulation d’instants repoussants et insectesques.

Kafka s’inscrit dans une temporalité fragmentaire, où ses héros évoluent sans passé ni avenir, enfermés dans le présent absolu, un temps forcé qui engloutit toute existence. Josef K. ne recherche pas une accusation, mais ce qu’il doit faire en fonction de cette accusation. Samsa ne s’interroge pas sur le mystère de sa transformation, mais s’inquiète de son retard au travail. Dans le monde kafkaïen, tout se joue dans « l’instant », dans un présent de contrainte qui avale le temps et ne laisse qu’un présent éternel, suspendu.

C’est pourquoi ses personnages ne cherchent pas à comprendre ce qui leur arrive, car ils sont immergés jusqu’à la moelle dans leur stupeur, réduits à un nom ou à une lettre, leurs rôles confinés à des réponses immédiates, à la survie dans le flux incessant de mises à jour. Tel est notre monde numérique, qui n’admet que la mise à jour constante, excluant toute continuité, ne laissant place qu’à une suite ininterrompue d’interruptions.

Après la mort de Kafka, les œuvres 'Le Procès', 'Le Château' et 'L'Amérique' ont été publiées, renforçant l’idée de l’oubli de l’être et de sa fragilité insupportable.

Après la mort de Kafka, Le Procès, Le Château et L’Amérique ont été publiés, consolidant l’idée de l’oubli de l’être et de sa fragilité insupportable.

La trilogie du châtiment

Il y a plus d’un siècle, le 3 juin 1924, Franz Kafka, écrivain tchèque d’expression allemande, s’éteignait à 40 ans. Sa vision, cependant, continue à traverser la conscience humaine jusqu’à aujourd’hui.

Né à Prague, Kafka partagea sa vie entre son métier bureaucratique et son écriture nocturne, refusant de publier intégralement ses œuvres et demandant à son ami Max Brod de les brûler après sa mort. Brod désobéit, révélant ainsi au monde Le Procès, Le Château et L’Amérique, qui illustrent la thématique de l’oubli de l’être et de sa vulnérabilité extrême.

Le corps de Kafka fut probablement le premier terrain de ce combat : frêle, malade, usé, atteint de tuberculose depuis sa jeunesse, il éprouvait une aliénation intime, écrivant : « Chaque malade a son dieu familier, et le malade pulmonaire a un dieu asphyxiant. »

Dans La Métamorphose, le corps épuisé se transforme en un signe social reconstruit selon les cadres économiques et sociaux, comme l’analyse Élisabeth Gros dans Volatile Bodies. Cette conception rejoint la réflexion de Michel Foucault sur le corps discipliné, lieu où s’exerce le pouvoir par l’organisation et la normalisation, au point que le corps devient une machine docile, gravée par le pouvoir jusqu’à la mort, sa peau et sa chair servant de surface d’écriture :

« Il ne peut être lu au premier regard. On le lira ainsi : quand on le grave, la compréhension commencera à apparaître, puis après deux heures, elle sera pleinement saisie, et au bout de six heures, le sens profond en sera compris. »

Le seul acte de dérogation connu est celui d’un soldat qui refusa de saluer toutes les heures devant la maison de son chef. Après six heures de punition, il devient conscient de la loi violée, sa forme change radicalement, puis il meurt six heures après, souffrant et soumis, marqué à jamais par son crime.

Kafka, influencé par Schopenhauer et son monde vu comme une colonie de châtiments, partage une vision que l’on retrouve dans Le Puits et le Pendule d’Edgar Allan Poe, où l’homme fait face lentement à des instruments de torture au rythme calculé, testant les limites du corps et son silence, tandis que la justice et la clémence sont absentes.

Kafka songea à publier ce récit avec La Métamorphose et Le Verdict dans un recueil intitulé Châtiments, mais ce projet, comme beaucoup d’autres, resta inabouti.

Couverture du livre 'Előadások és diskurzusok (1937-1958)' d'Albert Camus, traductrice Yasmina Mélaouah.

Kafka a inspiré de nombreux grands écrivains et philosophes, et son influence est manifeste chez Albert Camus, qui emprunte l’atmosphère kafkaïenne dans son roman L’Étranger.

Josef K. et Meursault

Kafka excelle à dépeindre l’aliénation et l’absurde dans la littérature moderne, inspirant des figures telles que Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett, Harold Pinter, ainsi qu’une multitude d’œuvres cinématographiques, plastiques et théâtrales. Ses créations deviennent un matériau corporel en mouvement dans un espace étouffant, errant entre questions énigmatiques et réponses impossibles.

L’influence de Kafka sur l’œuvre de Camus est évidente dans L’Étranger, où la procédure judiciaire s’attarde sur des détails sans rapport avec le crime principal, tels que les gestes quotidiens, les regards et même les émotions de Meursault. Le simple fait qu’il ait demandé un café avec sucre lors des funérailles de sa mère est scruté comme un indice.

Ce procès absurde rappelle le dialogue déroutant du Procès, où la nature du crime de Josef K. reste obscure. Bien que Meursault soit accusé d’un meurtre réel, son procès se transforme en jugement de sa personnalité, de son comportement et de son détachement des normes sociales, et non de son acte. Il est condamné pour ne pas avoir pleuré sa mère, non pour avoir tué.

Les deux romans s’achèvent par la mort : Josef K. est poignardé au cœur par deux hommes anonymes, semblant surgir d’un cauchemar bureaucratique pour exécuter la sentence dans une ruelle, tandis que Meursault est exécuté dans un lieu réel d’exécution, conscient et réconcilié avec l’absurdité de l’existence.

Cette vision s’inscrit dans le contexte historique européen alors tumultueux, marqué par le déclin de la centralité humaine et planétaire après les découvertes scientifiques, et par l’instabilité politique de l’empire austro-hongrois, propagatrice d’aliénation et d’incertitude. L’homme apparaît plus que jamais comme une entité marginale dans un monde en mutation rapide, contraint de chercher un sens au milieu d’un chaos où les certitudes s’effondrent.

Selon Milan Kundera, dans sa trilogie sur le roman, Kafka représente un tournant décisif dans l’histoire du roman européen, une rupture totale de l’horizon et une désillusion du mythe nourrissant l’aventure littéraire depuis Don Quichotte. Alors que Cervantès décrivait un chevalier errant dans un monde ouvert, libre d’entrer et de sortir, Kafka offre son héros Josef K., captif sans commencement ni fin, fonctionnaire ignorant les raisons de sa convocation ou de son procès, incapable même de rêver.

Kundera souligne que l’aventure libre que connut la littérature avec Diderot et Balzac a disparu, les portes se refermant ainsi que l’horizon pour Emma Bovary. Kafka incarne le passage du roman du monde au roman de l’absurde, du sens à l’arbitraire, du projet personnel à l’impuissance, où la guerre elle-même, comme dans Le Soldat Švejk, devient matière de comédie noire et l’histoire un train sans destination, volonté vide et vaine.

La fiction kafkaïenne exprime donc une fracture majeure, où la raison, les valeurs ou même le rêve ne peuvent constituer une résistance efficace face à une force infinie, dont le seul but est d’imposer sa volonté sans limite.

Portrait de Marguerite Duras fumant une cigarette, prise le 15 novembre 1972.

Marguerite Duras a trouvé dans l’œuvre de Kafka une solitude comparable à la sienne, ainsi qu’un doute linguistique proche de son scepticisme envers la possibilité d’expression.

La femme comme sujet

Bien que l’œuvre de Kafka soit marquée par un cadre masculin, de nombreuses écrivaines l’ont revisitée sous des angles nouveaux. L’écriture kafkaïenne ne se limite pas au conflit entre l’individu et le pouvoir ou à l’absurde existentiel. Elle interroge également la notion d’« altérité » comme expérience vécue, un écho que l’on retrouve chez des autrices telles que Marguerite Duras, Toni Morrison et Hélène Cixous.

Marguerite Duras détecte dans Kafka une solitude semblable à la sienne, ainsi qu’un questionnement sur le langage qui reflète ses propres doutes quant à la possibilité d’expression. Son écriture silencieuse, flirtant avec le sens sans jamais le toucher, lui apparaît comme un miroir de l’effondrement des grandes références qui ont marqué le monde moderne, dont la langue elle-même.

Toni Morrison, qui a documenté les séquelles de l’esclavage physique et psychique des Noirs, rencontre Kafka dans la conception du corps comme archive du pouvoir et espace de la peine. Son roman Beloved explore la culpabilité invisible et la persécution héritée.

Par ailleurs, Hélène Cixous considère Kafka comme un exemple d’écrivain soumettant le langage à la fragmentation et dévoilant le système patriarcal par le démantèlement de ses formes. Le « corps kafkaïen » soumis à la transformation, à la déchirure ou à la négation, comme dans La Métamorphose ou Dans la colonie pénitentiaire, est aussi un corps féminin indiscipliné, hors des normes de contrôle, puni pour son refus de se conformer au système.

Kafka souffrait d’une angoisse constante liée à la révélation de soi, marqué par une peur profonde de la publication, voire de dater ses propres lettres. Cette attitude rejoint ce que les études queer désignent par « l’angoisse de la révélation », la crainte de dévoiler une identité véritable dans un monde dominé par la logique normative et le pouvoir patriarcal.

Dans une lettre à son père, il décrit comment la rudesse paternelle a déformé son esprit :

« Tout ce que je cherchais dans mon enfance, c’était un peu d’amour, un peu d’encouragement, un peu d’amitié, mais malheureusement, je n’ai jamais reçu aucune de ces choses de votre part… Ce que je n’ai jamais compris, c’est que vous ne ressentiez rien de ce que je souffrais de douleur et de honte à cause de vos reproches constants et vos jugements injustes sur moi. »

Il relate également un épisode traumatisant : ayant demandé un verre d’eau à son père, celui-ci l’aurait brutalement arraché de son lit pour le jeter sur un balcon fermé, en pleine neige, vêtu de sa seule chemise de nuit. Il écrit :

« Je suis devenu très obéissant après cet incident, mais il laissa une blessure profonde en moi qui ne guérira jamais. Même des années plus tard, je souffre d’une peur maladive qu’un homme corpulent, mon père ou toute autre autorité tyrannique, vienne m’accuser alors que je suis innocent, me prenne sans raison de mon lit la nuit, et me jette sur le balcon dans un froid glacial. Comme si j’étais une chose sans valeur. »

Début typique d’un texte de Kafka : 'Gregor Samsa s'est réveillé un matin d’un rêve inquiétant transformé en un énorme insecte'.

Le début du texte chez Kafka est souvent aussi sa fin, comme dans : « Gregor Samsa s’est réveillé un matin d’un rêve inquiétant pour se retrouver transformé en un énorme insecte. »

Nous sommes tous des métamorphes

Malgré toutes ses influences et réceptions, l’expérience kafkaïenne demeure unique, que ce soit dans ses univers cauchemardesques teintés d’humour ou dans son langage froid, comme celui d’un écrivain juridique notant le compte rendu d’un rêve. Kafka réussit ainsi à accomplir ce que les surréalistes n’ont pas vraiment réalisé : la fusion du rêve et de la réalité. Ce mélange ne décrit pas la scène ni n’en donne la profondeur, mais la projette sur le lecteur comme un choc, avant de laisser ses yeux explorer un observateur inédit, émergent soudainement, comme si l’écrivain et le lecteur découvraient leur présence simultanément.

L’originalité de Kafka réside aussi dans sa manière de présenter ses héros sans cadre traditionnel : sans nom, sans traits distinctifs, sans biographie ni passé, et même sans impulsions psychiques dépassant l’instant présent. Ainsi, il a ouvert un nouvel horizon romanesque, dépassant Proust, en faisant de l’humain un être mystérieux et tendu au sein de ses limites, où les certitudes disparaissent et l’intérieur devient un labyrinthe aussi complexe que l’extérieur.

Le début du récit est souvent sa fin, comme dans La Métamorphose : « Gregor Samsa s’est réveillé un matin d’un rêve inquiétant pour se retrouver transformé en un énorme insecte », sans apogée ni résolution, seulement une accumulation absurde d’événements.

Pour ces raisons, aucun écrivain ne ressemble vraiment à Kafka, malgré toutes les tentatives d’imitation. Seule la kafkaïté peut franchir les barrières du temps, s’enrichissant à mesure que le chaos progresse. Kafka avait prédit les totalitarismes ; après leur déclin, une forme de pouvoir plus insidieuse est apparue, une autorité douce qui n’a plus besoin de vous enfermer dans un château, mais dans un réseau. Ce pouvoir ne vous annonce plus que vous êtes surveillé, mais vous laisse en douter, transformant le doute lui-même en un outil parfait de discipline.

Aujourd’hui, l’homme n’est plus expulsé de son corps comme Samsa, mais réduit à un profil, un curriculum vitae, une évaluation par étoiles, un retour d’expérience sur son projet temporaire. Et si l’on disparaît, tombe malade ou meurt, personne ne s’en soucie vraiment, sauf une notification unique : « Nous avons constaté que vous ne vous êtes pas connecté depuis une semaine. Cliquez ici pour revenir. »

C’est ainsi que Kafka a inventé ses cauchemars, et que nous y sommes entrés, devenant des métamorphes kafkaïens, sans temps pour repenser le présent. Il suffit d’aller jusqu’au bout des procédures, d’accepter les conditions et de ne pas oublier de cliquer sur le bouton de mise à jour.

source:https://www.aljazeera.net/culture/2025/6/12/%d8%a3%d8%a8%d9%86%d8%a7%d8%a1-%d8%a7%d9%84%d8%b4%d8%a8%d9%83%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d8%b9%d9%86%d9%83%d8%a8%d9%88%d8%aa%d9%8a%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d9%83%d8%a7%d9%81%d9%83%d8%a7%d9%88%d9%8a%d8%a9

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