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Dans un entretien accordé au magazine français Le Nouvel Observateur, l’historien médiéviste Florian Bisson — auteur du blog « L’âge médiéval contemporain » et de l’article intitulé « La croisade réinventée » — analyse la réapparition du terme « croisade » dans le discours de Donald Trump et de son entourage politique.
Bisson souligne que Trump a répété à plusieurs reprises l’expression « campagne/croisade » lors d’un discours en hommage à Charlie Kirk, parfois qualifiée de « politique », ce qui laisse penser, selon l’historien, qu’il ne s’agit pas d’une simple figure de style.
Un vocabulaire ressuscité par l’extrême droite
L’historien rappelle que ce recours aux images des croisades ne date pas d’hier mais qu’il a connu une résurgence visible lors du rassemblement de l’extrême droite à Charlottesville en 2017. Les manifestants y avaient fait appel à des symboles liés aux croisades et à des mythes scandinaves.
Selon Bisson, ce phénomène dépasse le cadre américain et s’étend à l’extrême droite mondiale. Il évoque notamment l’assaillant de Christchurch en 2019, Brenton Tarrant, qui a justifié son massacre comme une « croisade pour sauver l’Occident », s’inspirant d’attentats et d’idéologies comme celles d’Anders Breivik.
Pour en savoir plus sur les dynamiques de l’extrême droite, voir la page dédiée : extrême droite.
La croisade comme mythe du « choc des civilisations »
Bisson explique que l’invocation des croisades réactive l’idée d’un « choc des civilisations » popularisée par Samuel Huntington, une grille de lecture qui oppose une « civilisation occidentale chrétienne » à une « civilisation orientale islamique ».
Ce récit sert de justification idéologique pour des mouvements violents et identitaires. Il permet, selon l’historien, de rejeter les discours « woke » et de proposer en remplacement la guerre et la violence comme solutions politiques.
Pour approfondir la notion du choc des civilisations : Samuel Huntington.
Une méconnaissance historique exploitable
Historiquement, souligne Bisson, ces références témoignent d’une ignorance profonde : les partisans de la « croisade moderne » ne s’appuient jamais sur des travaux d’historiens contemporains des croisades, mais sur un imaginaire simplifié.
Il rappelle que certaines sources invoquées par ces groupes renvoient à une vision coloniale et dépassée, telle que diffusée par des historiens comme René Grousset dans les années 1930.
Bisson illustre aussi la transformation des symboles médiévaux en mèmes politiques : certains milieux affichent des tatouages ou des slogans empruntés aux croisades, comme la croix de Jérusalem ou la devise latine « Deus Vult ». Voir l’entrée sur la croix de Jérusalem.
Trois phases d’évolution du mythe
Bisson décrit trois étapes distinctes dans l’évolution de l’utilisation politique des croisades :
- XIXe siècle : les croisades servent à légitimer des guerres extérieures, comme la colonisation de l’Algérie en 1830, présentée alors comme une « nouvelle croisade ».
- XXe siècle : le vocabulaire se transforme en justification défensive lors des deux guerres mondiales.
- XXIe siècle : les croisades deviennent intérieures, dirigées contre des « ennemis internes » — woke, féministes, journalistes, intellectuels — perçus comme une menace pour la pureté de la nation.
Ce déplacement a, selon l’historien, inversé la signification des guerres de croisade : elles ne sont plus présentées comme des expéditions pour « libérer le tombeau du Christ », mais comme une lutte idéologique pour purifier la patrie. Pour contexte historique des croisades : guerres de croisades.
Paradoxes religieux et modèle masculin
Bisson note une contradiction religieuse : les croisades médiévales étaient un instrument de l’autorité papale catholique, alors que la promotion de « nouvelles croisades » contemporaines émane souvent d’évangéliques ou de catholiques conservateurs en rupture avec Rome.
L’historien ajoute : « Se revendiquer catholique tout en appelant à une croisade nouvelle, c’est s’opposer à la volonté du pape — ces néo‑croisés, au sens strict, sont des hérétiques. »
Il souligne également l’aspect genré de cet imaginaire : la figure du chevalier viril et protecteur devient le modèle masculin promu par des mouvements comme MAGA. Voir l’analyse du mouvement : MAGA.
Il compare cette glorification du guerrier à des images antiques ou populaires dans la culture de figures publiques contemporaines, évoquant même des références à la culture médiatique moderne. Pour une lecture culturelle, voir aussi : références culturelles modernes.
Une fascination américaine et ses racines
Bisson conclut en rappelant que l’engouement américain pour l’héritage médiéval n’est pas récent. Les élites — notamment les protestants anglo‑saxons (WASP) — ont longtemps cherché à reconstruire une Europe idéalisée.
Cette quête se manifeste par l’importation de châteaux en pierre, l’esthétique des films ou la récupération de symboles historiques, autant d’éléments servant à affirmer une identité « occidentale » imaginaire face à une Europe jugée « décadente ».
Le phénomène s’inscrit ainsi à la croisée de l’histoire, de la politique et de la culture populaire, et explique pourquoi le terme « croisades » réapparaît aujourd’hui dans des registres très contemporains.