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Un enregistrement inédit d’Abdel Nasser avec Kadhafi ravive le débat
Récemment, les réseaux sociaux en Égypte et au-delà ont été secoués par la diffusion d’un enregistrement attribué à l’ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser, datant d’août 1970. Cette conversation, tenue avec son homologue libyen Mouammar Kadhafi, a suscité un vif débat, non seulement à cause de son contenu, mais aussi parce qu’elle montre Nasser adoptant une posture que l’on aurait plutôt attribuée à son successeur, Anouar el-Sadate, souvent perçu comme ayant rompu radicalement avec la politique nasserienne en matière de relations internationales.
Aucune autorité officielle égyptienne n’a confirmé ou infirmé l’authenticité de cet enregistrement, mais Abdel Hakim Abdel Nasser, fils du défunt président, a confirmé son contenu dans une interview accordée au journal égyptien Al-Shorouk.
Un discours pragmatique face à la guerre et à Israël
Dans cet enregistrement, la voix de Nasser est tremblante tandis qu’il explique à Kadhafi que mener une guerre totale contre Israël pour libérer toute la Palestine « de la mer au fleuve » est une politique irréalisable. Il préconise plutôt d’entrer dans des initiatives de paix et d’accepter, malgré la dureté des conditions, la récupération partielle des territoires occupés via des accords.
Il souligne que les Juifs sont « supérieurs aux Arabes dans tous les domaines », selon ce qui lui est attribué dans l’enregistrement.
- Nasser affirme que s’il était à la place du roi de Jordanie et qu’on lui proposait de récupérer la Cisjordanie, même désarmée, il accepterait car il n’y a pas d’autre solution.
- Il exprime son exaspération face aux critiques venant d’Irak, de Syrie, d’Algérie, de Palestine et du Yémen qui l’exhortent à mener une guerre totale pour récupérer toutes les terres arabes.
- Il propose, de manière ironique, de financer ceux qui veulent combattre, mais refuse d’envoyer ses soldats, « par peur pour ses enfants ».
- Il insiste sur le fait que l’Égypte ne discutera que de la question du Sinaï dans les négociations, excluant la cause palestinienne.
Ce propos révèle une approche pragmatique, voire une forme de reconnaissance tacite d’Israël, bien loin de l’image traditionnelle de Nasser en chef nationaliste radical.
Une vision réaliste après la défaite de 1967
Nasser avertit que s’accrocher à l’idée de libérer tous les territoires palestiniens mènerait à une répétition de la catastrophe de 1948, compte tenu du déséquilibre des forces et du soutien international dont bénéficie Israël. Il préconise donc de commencer par récupérer les terres perdues après la guerre des Six Jours par la voie diplomatique avant de tenter de récupérer celles perdues en 1948.
« C’est une déclaration grave et une fuite sans précédent sur la véritable position de Nasser dans le conflit arabo-israélien. Je pense qu’il s’agit d’une copie des archives des services de renseignement divulguée pour des raisons qui deviendront plus claires. » — Commentaire sur Twitter, 26 avril 2025
Cette fuite a suscité de nombreuses interprétations divergentes. Certains y voient la contradiction entre le discours officiel anti-israélien de l’époque et la politique secrète plus pragmatique, d’autres y perçoivent une expression de découragement et de réalisme dans les derniers mois de la vie de Nasser.
Le contexte historique et la relation ambiguë avec les États-Unis
Ce document ouvre une réflexion approfondie sur la nature du régime nasserien, sa vision du conflit israélo-arabe, ses rapports avec l’occupant israélien, mais aussi avec les États-Unis, principal soutien d’Israël. Il soulève de nombreuses questions sur les raisons de la diffusion de cet enregistrement à ce moment précis.
Était-ce un changement de position radical après la « Naksa » ou un prolongement de la politique initiale de Nasser ? Pour répondre, il faut comprendre les débuts de la Révolution de Juillet 1952, son interaction complexe avec Washington et ses premières négociations secrètes avec Israël.
Une autre lecture de la « Révolution des Officiers »
En 1955, dans un article publié dans la revue américaine Foreign Affairs, Nasser s’efforçait de rassurer les États-Unis, affirmant que la nouvelle Égypte n’entendait pas entrer en guerre avec Israël si elle recevait des armes américaines. Il mettait en garde contre la montée du communisme et soulignait que le soutien américain était essentiel pour contrer cette menace.
Ce discours public, cependant, contrastait avec la rhétorique anti-impérialiste, notamment vis-à-vis des États-Unis, qui s’est intensifiée dans les années 1960. Cette opposition s’est traduite dans la culture populaire, comme en témoigne la chanson célèbre d’Abdel Halim Hafez, « Ibnek Yollak Ya Batal », qui rejetait la présence américaine.
Les liens discrets entre les Officiers libres et la CIA
Une autre théorie, moins répandue dans le monde arabe, suggère que la « Révolution de Juillet » était en partie soutenue ou au moins tolérée par les États-Unis pour réduire l’influence britannique et française dans la région et empêcher la montée du communisme.
Le journaliste égyptien Mohamed Galal Keshk a été un des premiers à évoquer cette hypothèse, affirmant que les relations entre les Officiers libres et la CIA étaient plus développées qu’on ne le pensait, avec un soutien qui a facilité le coup d’État et marqué les premières années du régime.
Cette relation complexe a été documentée par plusieurs sources, dont des mémoires d’agents de la CIA et des rapports diplomatiques, qui montrent que les États-Unis ont conseillé le régime sur la manière de gérer les Frères musulmans et les communistes.
Des négociations secrètes avec Israël dans les années 1950
Selon l’historien israélien Ilan Pappé, le régime de Nasser a mené dès les années 1950 des négociations secrètes avec Israël, reconnaissant implicitement son existence tout en contestant ses ambitions territoriales. Nasser souhaitait notamment un corridor terrestre entre l’Égypte et le reste du monde arabe.
Cette approche pragmatique se reflète aussi dans le refus de Nasser d’entrer en guerre contre Israël en 1967, malgré les pressions des autres pays arabes.
Evolution des relations américano-égyptiennes
Les débuts des relations entre les États-Unis et le régime de Nasser ont connu une période de lune de miel, Washington voyant en lui un rempart possible contre la montée du communisme. Cette relation s’est progressivement détériorée, notamment lorsque les États-Unis ont conditionné l’aide militaire à un accord de paix avec Israël et ont soutenu le Pacte de Bagdad, marginalisant l’Égypte.
Malgré une politique officielle anti-impérialiste, Nasser a su jouer habilement des tensions Est-Ouest pour obtenir des aides tant soviétiques qu’américaines, tout en réprimant les communistes au sein de son pays.
Une politique pragmatique dès l’origine
Les analyses historiques suggèrent que la politique de Nasser n’a jamais été entièrement radicale ou hostile aux États-Unis, mais qu’elle a toujours cherché à concilier ses ambitions nationales avec les réalités géopolitiques. Cette approche explique que des négociations secrètes aient pu être envisagées dès les années 1950.
Le récent enregistrement avec Kadhafi, loin d’être une rupture brutale, peut donc être lu comme l’expression d’une ligne politique cohérente, fondée sur le pragmatisme et la reconnaissance des rapports de force réels.