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À Doha, le jeune Mullah Mohammad Yaqoob, vêtu à l’afghane et très ressemblant à son père le Mullah Omar, était venu pour signer un nouvel accord le 19 octobre dernier.
Il n’était pas là pour les habituelles négociations entre les talibans et des responsables américains, mais en tant que ministre de la Défense d’une Afghanistan redevenue dirigée par les talibans, poste qu’il occupe depuis environ quatre ans, avant l’âge de quarante ans.
Cette médiation n’opposait pas Kaboul à Washington cette fois, mais Kaboul à Islamabad : le voisin du sud qui avait lui-même facilité l’accès au pouvoir des talibans dans les années 1990, avant que leurs relations ne se compliquent après l’alliance de Islamabad avec les États-Unis dans la « guerre contre le terrorisme ».
Doha et la médiation régionale
Qatar et Turquie sont intervenus pour tenter de faire cesser les échanges de tirs entre Kaboul et Islamabad, sur fond d’affrontements répétés le long de la frontière afghano‑pakistanaise.
En octobre 2025, l’armée pakistanaise a mené des frappes aériennes contre ce qu’elle qualifiait de « bastions » de groupes armés liés aux talibans pakistanais dans les provinces de Kâbl, Nangarhar, Khost et Paktika, près de la frontière.
L’Afghanistan a riposté en attaquant plusieurs postes frontaliers pakistanais, ravivant ainsi un contentieux ancien autour de la ligne Durand, tracée par les Britanniques et sans cesse au cœur des tensions entre Kaboul et Islamabad depuis la création du Pakistan en 1947.
- Les frappes pakistanaises ont visé des groupes liés à la Tehrik‑i‑Taliban Pakistan (TTP).
- Les contre‑attaques afghanes ont pris pour cible des points frontaliers pakistanais, provoquant une escalade ponctuelle.
Abbotabad : de caserne britannique à refuge de Ben Laden
En mai 2011, l’annonce par les États‑Unis de la mort d’Oussama ben Laden à Abbotabad a relancé les soupçons sur l’éventuelle connaissance, par certains services pakistanais, de sa présence sur le sol pakistanais.
L’opération américaine, menée sans en avertir Islamabad, a suscité de vives critiques au Pakistan, d’autant que la résidence de Ben Laden se trouvait à courte distance de l’académie militaire pakistanaise.
Une commission pakistanaise a été créée un mois plus tard pour enquêter sur les défaillances éventuelles des autorités; des éléments du rapport, publiés par Al Jazeera en anglais en juillet 2013, indiquaient que Ben Laden avait circulé dans le nord‑ouest du pays entre 2002 et 2011.
La région concernée, aujourd’hui intégrée dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, est montagneuse et largement tribale, rendant difficile le contrôle territorial pour l’État central pakistanais — un environnement qui a souvent servi de refuge aux combattants talibans et d’Al‑Qaïda.
La ligne Durand : une frontière britannique au cœur d’un siècle de tensions
Comme les tracés du Moyen‑Orient hérités de Sykes‑Picot, la ligne Durand est le produit d’un arbitraire colonial : dessinée par les Britanniques à la fin du XIXe siècle, elle traverse des zones tribales et divise des populations pashtounes apparentées des deux côtés.
En 1893, le diplomate britannique Mortimer Durand obtint du roi afghan Abd al‑Rahman Khan la cession de plusieurs districts majoritairement pashtouns — Bajaur, Dir, Swat, Buner, Tirah, Kurram et Waziristan — qui furent placés sous l’autorité de l’Inde britannique.
Le tracé a provoqué des soulèvements et des résistances : les tribus pashtounes se sont insurgées à la fin du XIXe siècle et le résultat fut la création d’une « zone frontalière » administrée de façon distincte par les Britanniques, puis maintenue par le Pakistan après 1947.
- La zone a longtemps bénéficié d’une autonomie coutumière (FATA), supprimée juridiquement seulement en 2018.
- La persistance de la ligne Durand alimente des revendications transfrontalières et complique la souveraineté effective de l’État pakistanais sur ces territoires.
Abord historique : de Kaboul‑Londres à Kaboul‑Islamabad
Depuis la fin du XIXe siècle, l’Afghanistan a joué sur la rivalité entre Londres et Moscou pour préserver une marge d’indépendance, mais les interventions étrangères répétées ont façonné des alignements régionaux changeants.
L’ère des réformes centralisatrices d’Amanullah dans les années 1920, puis l’instabilité politique, montrent combien la construction d’un État central fort a été difficile dans un pays marqué par des clivages ethniques et tribaux.
Pendant la Guerre froide, Kaboul s’est rapproché de Moscou, tandis qu’Islamabad a hérité d’une posture pro‑occidentale issue de l’époque coloniale. L’invasion soviétique de 1979 a inversé la donne : la résistance afghane, soutenue par Washington et le Pakistan, a vu l’émergence de réseaux jihadistes transfrontaliers.
- La zone pashtoune a servi de réservoir humain et logistique pour la résistance anti‑soviétique.
- Après le retrait soviétique, le désordre a permis la montée des combattants, puis l’ascension des talibans au milieu des années 1990, soutenus à l’époque par le Pakistan.
Islamabad : du soutien aux talibans à l’alliance avec Washington
Le Pakistan a longtemps perçu dans les talibans un instrument d’influence en Afghanistan et un rempart contre l’Inde. Cette stratégie a atteint son apogée quand les talibans ont pris le pouvoir en 1996.
Toutefois, les liens entre talibans et Al‑Qaïda, et plus tard les attentats du 11 septembre 2001, ont contraint Islamabad à réorienter sa politique sous la pression de Washington.
Les accords conclus avec des groupes militants au milieu des années 2000, visant à stabiliser les zones tribales, se sont révélés ambigus et ont parfois profité aux talibans.
La politique duale d’Islamabad — soutien tactique à certains groupes tout en coopérant avec les États‑Unis — a miné la confiance américaine et a contribué à la montée d’une violence interne qui a coûté des dizaines de milliers de vies.
Les talibans à Kaboul et le retour des violences transfrontalières
Le retour des talibans au pouvoir en août 2021 a modifié les équilibres régionaux : Kaboul a cherché à rompre l’isolement en nouant des relations diplomatiques et économiques diversifiées, se rapprochant parfois d’États comme l’Iran, l’Inde, la Chine et la Russie.
Ce réalignement a surpris Islamabad, et la frontière a de nouveau été le théâtre d’affrontements, notamment entre l’armée pakistanaise et la Tehrik‑i‑Taliban Pakistan (TTP), qui a reconstitué des bases en Afghanistan.
Selon un rapport de l’ONU de 2024, plus de 6 000 combattants de la TTP se trouveraient en Afghanistan, où ils utiliseraient des armements laissés par les forces de l’OTAN.
Entre 2021 et 2025, la TTP a concentré ses attaques sur les forces pakistanaises, révisant sa stratégie pour préserver un certain soutien populaire et cibler prioritairement l’appareil d’État.
- 2014 : l’opération « Zarb‑e‑Azb » a marqué une offensive militaire majeure contre les sanctuaires militants.
- 2018 : intégration administrative des anciennes FATA dans Khyber Pakhtunkhwa, une réforme juridique qui n’a pas effacé les réalités locales.
- 2022‑2024 : recrudescence des attaques et opérations transfrontalières ponctuelles entre Kaboul et Islamabad.
(Carte et analyse des attaques TTP : https://acleddata.com/report/battle-borderlands-tehreek-i-taliban-pakistan-challenges-states-control#:~:text=The%20TTP%20now%20finds%20itself,border%20in%20Afghanistan%20in%202021.)
Les ombres d’un siècle : héritages et perspectives
Les tensions afghano‑pakistanaises s’enracinent dans un siècle d’histoire : tracés coloniaux comme la ligne Durand, interventions étrangères successives — britanniques, soviétiques, pakistanaises et américaines — et des structures sociales tribales qui résistent à l’État central.
Les talibans afghans ne sont pas une simple réplique de la mouvance dépendante du Pakistan ; leur recentrage diplomatique vers des puissances régionales et leur volonté d’affirmer une autonomie stratégique rendent les alliances imprévisibles.
Pour Islamabad, la priorité demeure la maîtrise de sa frontière et la stabilité interne ; pour Kaboul, il s’agit d’affirmer son indépendance politique et de consolider une légitimité basée sur la résistance à l’occupation étrangère.
- La ligne Durand reste un point de friction majeur, car elle divise des communautés qui entretiennent des liens transfrontaliers profonds.
- Sans transformations politiques internes significatives au Pakistan ou des retournements en Afghanistan, la normalisation rapide des relations paraît peu probable.



