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La montée en puissance de l’Irak dans l’armement pendant les années 1980 a transformé le pays en un acteur militaire régional majeur. Alimentée par des recettes pétrolières abondantes et des plans industriels ambitieux, cette évolution s’est traduite par une production nationale d’armements notable et par le développement de programmes d’artillerie et de missiles à longue portée.
Un bond industriel au service de la guerre
Durant la guerre Iran‑Irak, l’industrie militaire irakienne a montré une capacité remarquable à produire localement des armes et des munitions. Entre 1984 et 1990, Bagdad a notamment développé des missiles sol‑sol et lancé près de 300 roquettes au printemps 1988.
Cette montée en puissance s’est appuyée sur deux leviers principaux :
- des financements massifs issus des exportations pétrolières ;
- le recrutement d’ingénieurs étrangers et la collaboration avec des entreprises européennes.
Dans ce contexte, l’Irak s’est tourné vers des spécialistes internationaux capables d’accélérer ses programmes d’armement, parmi lesquels figuraient le physicien égyptien Yahya El‑Mashad et l’ingénieur canadien Gerald Bull.
Gerald Bull : l’ingénieur des pièces d’artillerie
Gerald Bull était une figure reconnue dans les milieux de l’armement : ingénieur, concepteur de canons et de systèmes balistiques, il s’était fait une réputation par ses idées audacieuses visant à lancer des projectiles à très haute altitude à moindre coût.
Son parcours comprenait :
- des travaux en artillerie et balistique depuis la fin des années 1950 ;
- des collaborations controversées avec plusieurs pays (Israël, Chine, Iran, Afrique du Sud, Irak) ;
- des démêlés judiciaires relatifs à une affaire d’armement avec l’Afrique du Sud.
Malgré ses succès techniques, Bull se heurta souvent à des obstacles bureaucratiques et à des enjeux politiques, ce qui le poussa à accepter des contrats aux conditions parfois défavorables afin d’avancer rapidement ses projets.
Le projet « projet Babel » : ambition et architecture
Parmi les initiatives les plus ambitieuses portées par Bull figurait le projet surnommé « Babel » : une série de canons géants destinés à tirer des obus à des distances inédites. L’objectif était de concevoir des pièces d’artillerie mobiles et orientables, d’une envergure technique exceptionnelle.
Caractéristiques et étapes du projet :
- conception de canons modulaires dont un prototype avec un calibre de 350 mm, canalé sur des sections d’au‑moins 30 mètres ;
- ambitions de portée théorique atteignant plusieurs centaines, voire jusqu’à 1 000 kilomètres pour certains modèles ;
- fabrication et fourniture de composants essentiels par des entreprises européennes (R.-U., Allemagne, France, Espagne, Suisse, Italie).
Les pièces principales — tubes d’acier, mécanismes de recul et systèmes de fermeture — provenaient d’ateliers européens, et des chaînes de production et de transport internationales furent mises en place pour assembler le système sur un site sécurisé en Irak.
Signes d’une menace et l’assassinat de Bull
Les derniers mois de la vie de Gerald Bull furent marqués par l’inquiétude : messages d’avertissement, altérations dans son domicile et la sensation d’être suivi. Ces éléments révélèrent qu’il se savait exposé aux risques liés à son travail.
Le 22 mars 1990, Bull fut retrouvé assassiné devant son appartement à Bruxelles : cinq balles tirées avec une arme équipée d’un silencieux, et l’absence d’effraction ni de vol d’argent, ce qui écartait rapidement la piste d’un crime ordinaire.
La victime avait pris des précautions (bagage sensible toujours proche, vigilance accrue) mais les circonstances du meurtre et les indices convergents laissaient planer la thèse d’une action motivée politiquement ou par des services de renseignement étrangers.
Entraves, saisies et paralysie du programme
L’assassinat de Bull porta un coup décisif au projet. Dans les semaines suivantes, des autorités douanières et policières européennes interceptèrent et saisirent des composantes critiques destinées à la fabrication des tubes et des mécanismes des canons.
Opérations de saisie et conséquences :
- au Royaume‑Uni, saisie de lots dissimulés et présentés comme des « récipients sous pression » à Teesport ;
- interceptions similaires en Grèce et confiscations d’éléments en cours de fabrication en Espagne et en Suisse ;
- par suite des enquêtes, un gel des coopérations techniques et l’arrêt rapide des essais.
Les actions coordonnées et les enquêtes internationales empêchèrent l’achèvement des assemblages et privèrent l’Irak des pièces indispensables, conduisant à l’arrêt effectif du projet avant toute mise en service opérationnelle.
Révélations officielles et legs matériel
Des documents déclassifiés et des rapports d’agences de renseignement ont confirmé l’existence de prototypes fonctionnels et la livraison de nombreuses composantes avant l’arrêt définitif.
Points clefs des archives :
- un prototype de 350 mm avait été testé avec succès au début de 1990 ;
- des pièces pour un canon de 1 000 mm et d’autres tubes de 350 mm avaient été expédiées vers l’Irak ;
- après l’assassinat de Bull en mars 1990, les dernières pièces fuirent des réseaux de transit et furent saisies en avril 1990.
En juillet 1991, l’Irak reconnut officiellement l’existence du programme. À l’automne 1991, des équipes sous supervision internationale procédèrent à la destruction des éléments restants du projet « Babel ».
Des pièces confisquées sont aujourd’hui exposées dans des musées militaires britanniques, vestiges tangibles d’une tentative technologique visant à redéfinir la portée de l’artillerie à l’ère post‑Guerre froide.
Une leçon stratégique
Le destin du projet Babel et l’assassinat de Gerald Bull illustrent plusieurs réalités : l’interdépendance des chaînes d’approvisionnement militaires, la vulnérabilité des projets d’armement transnationaux et l’impact des opérations clandestines sur la recherche appliquée en défense.
Au‑delà du drame humain, l’épisode marque la fin d’une époque où les canons géants semblaient pouvoir influer durablement sur l’équilibre régional. La modernisation des systèmes d’armes et la montée des missiles et de la technologie de précision ont rendu ce type de concept obsolète opérationnellement.


