Table of Contents
Sous un crachin intermittent, la Estonie marque la limite entre l’Union européenne et la Russie au poste frontalier de Luhamaa : bornes, grillages et portails clos signalent une frontière sous haute tension, où les autorités locales se préparent, méthodiquement, à toute éventualité.
Mesures en Estonie face à la menace russe
Quatre voitures patientent au feu: leurs occupants ont été contrôlés, la ligne frontalière est à quelques mètres. Derrière des grillages coiffés de barbelés, la borne russe rouge et rectangulaire et la borne estonienne noire et ronde se font face. Peter Maran, le chef du poste frontière de Luhamaa, prononce quelques mots dans son talkie-walkie. Les portails se referment et une large poutre d’acier sort du sol pour barrer le passage, un dispositif récent destiné à freiner les tentatives de franchissement irrégulier.
« On ne se demande pas si elle va arriver, mais quand, » explique Peter Maran. De la Finlande à la Pologne, des dizaines de milliers de migrants venus du Moyen‑Orient et d’Afrique ont tenté de franchir récemment des frontières voisines, dans des opérations qualifiées par Tallinn de formes de guerre « hybride » déclenchées par le Kremlin.
L’Estonie s’entraîne aussi à répondre à une agression militaire. Sa ligne de démarcation de 300 km reste calme, mais elle est considérée comme une frontière de tous les dangers face à un voisin disposant d’importantes capacités matérielles et humaines. À cela s’ajoute le risque qu’un cessez‑le‑feu en Ukraine permette à la Russie de redéployer des unités vers le flanc balte : « Un cessez‑le‑feu en Ukraine permettrait à la Russie d’y redéployer ses troupes, qui ne seront pas démobilisées, » explique un membre de l’état‑major estonien.
Forces, réserves et organisation civile
L’Armée estonienne compte à peine 4 000 militaires de carrière et environ autant de conscrits ; la durée du service passe de huit à douze mois, voire vingt pour des fonctions techniques. Tous basculent ensuite dans une force de réserve qui dépasse aujourd’hui 20 000 éléments. Grâce à ces réservistes, l’Estonie dispose d’une brigade pour le nord et d’une autre pour le sud.
La Kaitseliit, ligue de défense paramilitaire née en 1918, renforce la protection régionale et peut doubler le nombre de combattants en cas d’alerte. « Nous sommes des volontaires, hommes et femmes, prêts à combattre, avec nos armes et nos uniformes à la maison, » déclare Aiva Hanniotti, instructeur drone au sein de la Kaitseliit.
Alliances et présence étrangère
Dès son adhésion à l’OTAN en mars 2004, l’Estonie a bénéficié de la police de l’air alliée ; depuis 2016, un groupe de combat multinational, sous commandement britannique, est basé à Tapa et inclut un contingent français. Dans le sud‑est, des soldats américains occupent depuis janvier le camp Reedo, à une vingtaine de kilomètres de Luhamaa. « Nous sommes ici pour changer les calculs de l’adversaire, le dissuader d’une agression et respecter notre engagement de l’article 5 de l’OTAN, » précise le lieutenant‑colonel Mike Hefti.
Les autorités poussent par ailleurs les dépenses militaires : la Pologne et l’Estonie, qualifiées d’« alliés modèles », ont prévu d’allouer 5 % de leur PIB à la défense afin de renforcer la lutte antiaérienne et reconstituer des stocks de munitions.
Barrières physiques et électroniques
L’Estonie construit une barrière électronique le long de la frontière, mêlant grillage, barbelés et caméras tous les 30 mètres, étendue jusque sur les marécages via un système sur pilotis. Un « mur de drones » est prévu d’ici à 2027 pour détecter vols d’appareils et intrusions à basse altitude. « A terme, chaque patrouille sera équipée de petits drones, tandis que notre équipe d’intervention rapide pilotera un modèle plus grand à voilure fixe, » affirme un garde‑frontière sous couvert d’anonymat.
Pour prolonger la résistance, l’Estonie a lancé la construction de 600 bunkers frontaliers en modules de béton. Une trentaine devraient être installés cette année ; d’autres resteront en stock pour un montage rapide si la menace s’aggrave.
Narva, le point faible à la frontière nord‑est
Pour les stratèges, Narva reste la zone la plus vulnérable. Située sur le fleuve Narva, la ville de 50 000 habitants est aujourd’hui plus proche de Saint‑Pétersbourg que de Tallinn. Le fort Hermann, donjon médiéval, fait face à la forteresse russe d’Ivangorod ; mais depuis 2022 la confrontation y est d’abord symbolique et psychologique.
En mars 2024, les gardes‑frontières russes ont retiré des bouées marquant la ligne de démarcation sur le fleuve, provoquant des protestations européennes. Le pont reliant les deux rives est aujourd’hui barré par des blocs de béton et n’est franchissable qu’à pied ; les véhicules doivent passer par Luhamaa, à 300 km, avec enregistrement et inspection préalable.
La population de Narva est russophone à plus de 90 %, un héritage des mouvements de population soviétiques. Les autorités cherchent à réduire l’influence russe : monuments soviétiques retirés et bascule du système éducatif en estonien d’ici à 2030 font partie de la stratégie. « Après des années d’hésitation, les partis politiques se sont tous ralliés à cette réforme, » indique Rene Abramson, conseiller principal d’éducation.
Les avis locaux sont contrastés. Oleg, 44 ans, se montre prorusse : « J’ai des proches aussi en Ukraine, qui ont radicalement changé leur vision des choses depuis 2014, lavés du cerveau. » D’autres, comme Yuri, 36 ans, souhaitent partir : « L’atmosphère est très dure en Russie, il y règne la peur. »
Pour Tallinn, la frontière à défendre n’est pas seulement physique : elle est aussi cognitive et politique. Maria Jufereva, députée d’origine russe, résume la difficulté : « Je ne pense pas que la Russie va nous attaquer avec des drones, mais beaucoup de russophones d’Estonie restent sous l’influence de la propagande du Kremlin. »
Face à une Russie disposant d’armes, de drones et d’un contingent humain considérable, l’Estonie mise sur ses réserves, sa Kaitseliit, ses infrastructures défensives et le soutien de l’OTAN et des alliés pour rendre toute agression coûteuse et prolonger la résistance jusqu’à l’arrivée des renforts.