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Une souveraineté formelle sans fondement national véritable
Depuis le milieu du XXe siècle, la Syrie a affiché des institutions étatiques telles que des constitutions, des parlements et des administrations. Pourtant, elle n’a jamais atteint le statut d’État-nation moderne au sens européen du terme.
Cette absence se traduit par un manque d’un contrat social légitime régulant la relation entre le pouvoir et la société. De plus, l’équilibre réel entre les pouvoirs était inexistant, tout comme l’intégration harmonieuse des identités religieuses, ethniques et régionales dans un cadre national inclusif fondé sur la reconnaissance et la participation.
Une analyse du conflit syrien comme « conflit social chronique »
Le chercheur Basil Haffar a publié une étude intitulée « La Syrie face au conflit social chronique : sortir de l’impasse actuelle ou s’y enfoncer », qui propose une lecture du conflit syrien à travers la déconstruction des facteurs structurels ayant alimenté ce conflit avant, pendant et après la révolution.
L’étude évalue les opportunités et défis pour construire un nouveau contrat social répondant aux aspirations des Syriens, en partant de l’hypothèse centrale que le régime baathiste, tombé en décembre 2024, n’était pas porteur d’un projet d’État-nation moderne mais en était un obstacle majeur.
Le renversement du régime ne marque donc pas l’effondrement de l’État, mais une occasion historique de sauver et reconstruire ce projet sur des bases contractuelles et participatives justes.
Un État dominé par un pouvoir central autoritaire
Selon le chercheur, la Syrie a longtemps fonctionné comme une entité souveraine de façade, gouvernée par un pouvoir centralisé fermé imposant sa domination non par consensus, mais par monopole et assimilation forcée.
Ce processus a conduit à une désintégration progressive du projet étatique baathiste depuis 2011, à la fois dans sa structure, son contenu et sa symbolique.
L’effondrement de l’État ne se limite pas à la désintégration institutionnelle ou à l’absence d’autorité centrale, mais implique un effondrement de l’idée même de l’État, caractérisé par :
- La perte de légitimité
- La disparition de la représentation effective
- La fragmentation du territoire politique
- La dégradation de l’identité nationale fédératrice
Le projet national ne s’effondre donc pas uniquement avec la chute d’un régime, mais lorsque la communauté nationale cesse de croire en la construction d’un État moderne fondé sur des bases communes.
Une révolution devenue conflit armé multiforme
La transformation de la révolution en un conflit armé multipartite a fracturé les structures politiques et sociales syriennes.
Les divisions confessionnelles, ethniques et régionales se sont accentuées, tandis que les ingérences régionales et internationales ont complexifié la nature du conflit.
Ce dernier peut être qualifié de conflit social chronique, une forme prolongée de conflit dépassant la simple violence militaire visible pour refléter une crise profonde dans la relation entre l’État et la société, notamment concernant :
- La représentation politique
- La répartition des ressources
- La reconnaissance des identités
- La garantie de dignité et de justice
Un tournant historique avec la chute du régime en 2024
La chute du régime Assad en décembre 2024 constitue un événement symbolique majeur, non pas annonciateur de la disparition complète de l’État syrien, mais d’un tournant historique.
Le régime baathiste, qui a duré des décennies, n’a pas protégé l’État, mais a contribué à sa dégradation en le transformant en un outil de domination autoritaire.
La chute du régime est ainsi une opportunité rare de se libérer de l’autoritarisme et de réimaginer l’État en tant que nouveau contrat national fondé sur :
- La reconnaissance de la pluralité
- Une légitimité basée sur la représentation et la reddition de comptes
Cependant, cette tentative se heurte aux restes du conflit chronique, aux craintes identitaires, aux influences étrangères et aux luttes mémorielles.
Axes majeurs de l’étude
L’étude aborde :
- La définition du concept de « conflit social chronique » et ses modèles explicatifs.
- Les fondements structurels du conflit, notamment :
- La privation des besoins humains fondamentaux
- La crise identitaire
- La répartition inéquitable du pouvoir
- La crise de légitimité et l’échec de la gouvernance
- Les racines historiques du conflit syrien depuis le début du siècle dernier.
- Le rôle du régime baathiste dans l’ancrage du conflit social chronique.
- Les dynamiques du conflit depuis le déclenchement de la révolution jusqu’à la chute du régime.
Après la chute du régime : un changement qualitatif du conflit
Suite à la chute du régime en décembre 2024, le conflit syrien entre dans une nouvelle phase caractérisée par :
- Un changement dans la nature, l’intensité et les formes des conflits sociaux et politiques.
- Une transition vers des conflits moins violents en apparence, mais plus profonds et complexes dans les structures sociales et politiques.
Les manifestations du conflit actuel sont :
- Conflits politico-administratifs entre acteurs locaux au sujet de la représentation, du pouvoir et de la gestion des ressources.
- Tensions identitaires renouvelées (confessionnelles, ethniques, régionales) aggravant les divisions sociales.
- Lutte pour les ressources et les services publics au sein d’institutions transitoires fragiles.
- Compétitions économiques et sociales héritées des inégalités historiques.
- Maintien des ingérences extérieures entravant la construction d’une autorité nationale indépendante.
Scénarios futurs pour la Syrie
- Rétablissement progressif et construction d’un nouvel État-nation.
- Poursuite de la fragmentation et des conflits sociaux à faible intensité.
- Glissement vers un nouveau conflit civil.
- Imposition d’un règlement politique par des acteurs extérieurs.
L’évolution dépendra de l’équilibre entre :
- Les performances internes du gouvernement de transition
- Les pressions sociales
- Les dynamiques économiques
- Les comportements des acteurs étrangers influents
Malgré les défis importants, les données actuelles indiquent une trajectoire plutôt orientée vers un scénario de rétablissement progressif.
Principaux enseignements
- Un conflit social chronique : enraciné dans la fragilité de l’identité nationale, l’absence d’un contrat social unificateur et les inégalités ethniques, confessionnelles et régionales consolidées par des décennies d’autoritarisme.
- La chute du régime révèle la profondeur de la crise structurelle : elle ne suffit pas à mettre fin au conflit, qui nécessite une déconstruction des structures sociales et politiques à l’origine du conflit.
- Un État moderne jamais achevé : malgré les apparences institutionnelles, la Syrie n’a jamais atteint un État-nation moderne avec un contrat social légitime et un équilibre effectif des pouvoirs.
- Une phase transitionnelle critique : la Syrie a évité une désintégration totale, mais reste vulnérable à la fragmentation et à la reproduction des divisions.
- Une identité nationale non consolidée : menacée par les identités subalternes, nécessitant un projet d’intégration véritable autour de la citoyenneté égale.
- Un nouveau contrat social indispensable : fondé sur la pluralité, la justice sociale et politique, garantissant l’égalité et l’intégration nationale.
- Neutralisation des ingérences extérieures : condition essentielle à la pérennité d’un projet national, notamment face aux menaces israéliennes et autres interventions.
- Réformes économiques et sociales primordiales : la stabilité politique dépend du développement économique équilibré et de la réduction des disparités régionales et sociales.
- Gestion patiente de la transition : un processus progressif, institutionnel et méthodique est nécessaire pour traiter les causes profondes du conflit.
- Des signes encourageants : vers un scénario de rétablissement lent avec une consolidation progressive de l’autorité, une amélioration relative de la sécurité et des services, et une restauration graduelle de la légitimité internationale.
- Une double bataille pour la conscience et les institutions : changer les individus ne suffit pas, il faut une réforme complète des fonctions de l’État et de sa relation à la société.
- Réforme de la doctrine sécuritaire : les forces de sécurité doivent protéger la société et la constitution, non pas les régimes ou groupes dominants.
- Justice transitionnelle comme pilier de réconciliation : une réconciliation véritable exige la vérité sur les violations, la responsabilité des auteurs, et la réparation des victimes, dans un cadre transparent et équitable intégré à la construction de l’État nouveau.