Table of Contents
Même les plus optimistes en Turquie ne s’attendaient pas, avant le 27 novembre 2024, à la chute imminente du régime baasiste de Damas. Il ne s’agissait pas seulement du départ de Bachar al‑Assad, mais de l’effondrement possible de toutes les structures du régime, en particulier les appareils sécuritaires et militaires.
Ankara avait tenté de négocier directement avec Damas pour pousser à l’application de la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’ONU, afin de permettre le retour des réfugiés et d’engager une solution politique. Malgré ces efforts, Damas a opposé un refus ferme.
Avec le lancement de l’opération « Riposte à l’agression », la dynamique a dépassé tous les scénarios : les forces de la révolution n’ont pas seulement repris Alep, elles se sont engagées vers Damas et ont précipité la chute du régime. Pour la Turquie, cela ouvrait une victoire géostratégique inédite depuis la fin de l’Empire ottoman.
Une victoire porteuse d’enjeux sécuritaires
La disparition du régime alaouite, installé depuis plus de cinquante ans, a levé un obstacle entre la Turquie et son « arrière‑pays » historique en Syrie. Toutefois, la victoire syrienne n’a pas effacé les menaces qui pesaient sur Ankara.
Le régime précédent avait favorisé la présence du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et ses relais, source de graves tensions bilatérales dans les années 1990. De plus, la question des réfugiés et la sécurisation des frontières restent des sujets pressants pour la politique intérieure turque.
Malgré les déclarations enthousiastes — y compris de la part de l’ancien président américain Donald Trump — Ankara demeure en état d’alerte : les défis militaires et sécuritaires persistent et exigent une attention continue.
Forces syriennes démocratiques : solution ou confrontation
Ce qui inquiète le plus la Turquie aujourd’hui, après la chute du régime, est le sort des Forces syriennes démocratiques (Forces syriennes démocratiques). Ankara rejette catégoriquement toute présence de ces forces à ses frontières, qu’elles s’appellent YPG, QSD ou autrement.
La Turquie attend de Damas l’exécution de l’accord du 10 mars, censé aboutir au démantèlement des structures armées autonomes et au rétablissement de l’autorité de l’État syrien dans le nord‑est.
Le dossier est d’autant plus sensible que des éléments du PKK ayant quitté les montagnes de Qandil ont, selon des informations venues du nord de l’Irak, rejoint des unités en Syrie, renforçant le lien entre la direction du PKK et les Forces syriennes démocratiques.
Une commission parlementaire turque s’est rendue sur l’île d’Imrali fin novembre pour rencontrer Abdullah Öcalan. Selon le compte rendu, Öcalan a insisté sur la nécessité que les Forces syriennes démocratiques se conforment à l’accord du 10 mars et a suggéré d’émettre un nouveau communiqué concernant la situation en Syrie.
Malgré l’influence spirituelle d’Öcalan, Ankara considère que la réalité opérationnelle est dirigée par les figures présentes dans les montagnes de Qandil — parmi elles Murad Karayılan, Cemil Bayık et Duran Kalkan — dont l’impact sur le terrain dépasse parfois celui d’Öcalan lui‑même.
Pour la Turquie, deux scénarios principaux demeurent pour régler la question des Forces syriennes démocratiques :
- Exécution de l’accord du 10 mars : démantèlement des QSD, retour de l’autorité syrienne dans le nord‑est et suppression des poches sécessionnistes, notamment des unités YPG.
- Opération militaire turque coordonnée avec Damas : intervention directe pour nettoyer la zone frontalière, option coûteuse politiquement et militairement pour Ankara mais qui pourrait s’imposer si le temps joue contre elle.
Malgré les coûts élevés du deuxième scénario, il apparaît, au regard des déclarations des responsables du mouvement kurde, comme l’option la plus probable si aucune avancée politique n’est obtenue.
Les attaques israéliennes : un défi supplémentaire
Les violations répétées israéliennes du territoire syrien constituent une préoccupation majeure pour Ankara, qui y voit une tentative de remodeler la géographie stratégique au profit de Tel‑Aviv.
La Turquie a exercé des pressions sur les États‑Unis afin qu’ils influencent Israël pour mettre fin à ces frappes, et Washington a multiplié les déclarations. Pourtant, les incidents se poursuivent, le plus récent ayant affecté le village de Beit Jin.
Ankara redoute que ces attaques ne dégénèrent en confrontation généralisée en Syrie, une perspective qu’elle souhaite éviter alors que son industrie de défense, notamment sur le plan aéronautique, est encore en développement.
Toute confrontation avec Israël risquerait d’ouvrir simultanément deux fronts pour la Turquie :
- Au sud : affrontement lié à la présence des Forces syriennes démocratiques et aux territoires récemment stabilisés.
- En mer Égée : une possible réaction grecque, notamment une extension à 12 milles des eaux territoriales, risquant d’entraîner un conflit direct avec la Grèce.
Dans l’immédiat, Syrie et Turquie ont intérêt à désamorcer les tensions avec Israël et à négocier des accords visant un cessez‑le‑feu durable.
L’incertitude américaine
Le positionnement des États‑Unis sur plusieurs dossiers clés demeure flou aux yeux d’Ankara. Malgré des gestes favorables après la chute du régime, Washington tarde à trancher certaines questions importantes.
Le statut des sanctions « César » reste en suspens : elles sont actuellement mises en pause pour plusieurs mois, mais leur abrogation définitive n’a pas encore été adoptée par le Congrès.
Par ailleurs, le lien militaire et la protection que les États‑Unis assurent aux Forces syriennes démocratiques se poursuivent, et cette couverture inquiète fortement Ankara. La Turquie réclame des positions américaines claires et définitives sur ce point.
Le dossier des minorités
Ankara suit avec une grande attention la question des minorités en Syrie, consciente du risque d’instrumentalisation par des acteurs externes. L’expérience turque dans la lutte contre le PKK alimente cette méfiance.
La Turquie rejette fermement l’idée d’une fédération en Syrie, qu’elle considère comme une porte ouverte à la partition du pays. Selon Ankara, une telle évolution n’affecterait pas seulement la Syrie, mais menacerait aussi la sécurité nationale turque.
Sur ce dossier, comme sur d’autres, la coopération ou la coordination entre Ankara et Damas apparaît essentielle pour éviter la fragmentation et l’intervention d’acteurs régionaux au détriment de la stabilité.
Bilan et perspectives
Un an après la chute du régime baasiste, la Turquie a réalisé des gains géostratégiques considérables. Néanmoins, ces acquis restent fragiles face à des risques importants : la persistance des Forces syriennes démocratiques, les frappes israéliennes, l’incertitude américaine et la question des minorités.
Pour préserver et consolider ses intérêts, Ankara doit engager, en coordination avec Damas, des démarches concrètes visant à neutraliser les menaces et à rétablir une sécurité durable le long de la frontière.
Sans une action coordonnée et soutenue, les avancées obtenues risquent d’être compromises, laissant la région ouverte à de nouvelles tensions et incertitudes.