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Chaque matin, le rituel est immuable. Juliette, cheffe de projet dans une agence de communication, pousse la porte de son bureau, slalome entre les open spaces, file droit vers la machine à café. Un bouton, un filet de liquide brûlant dans un mug griffé de son prénom. Elle allume son ordinateur. L’écran s’éclaire, Slack s’ouvre sans attendre. Soixante-sept messages non lus. Soixante-sept. À ce niveau-là, ce n’est plus du retard, c’est du temps perdu d’avance.
Un outil de travail ou de surcharge ?
Il y a cinq ans, en pleine crise sanitaire, quand ses patrons choisissent Slack, ils assurent que tout va changer pour le mieux. Moins de mails, moins de réunions. Slack, c’est la promesse d’un travail allégé, d’une meilleure agilité et d’une entreprise plus réactive. Cinq ans plus tard, Juliette y passe plusieurs heures chaque jour. Une conversation en chasse une autre, des pastilles rouges s’accumulent dans un coin de son écran et elle doit parfois scroller pendant un long moment pour comprendre ce qui se joue. Ici, un « tu peux checker quand t’as une minute ? » qui la fait sourire – parce qu’une minute, elle n’en a plus. Là, un gif, un pouce levé, un émoji qui remplace une réponse complète. Et à chaque nouveau projet, trois ou quatre nouveaux canaux.
Elle n’est pas la seule à devoir jongler entre les notifications. Si Slack reste discret sur son nombre de clients, l’entreprise américaine revendique 10 millions d’utilisateurs quotidiens. En 2009, Stewart Butterfield, cofondateur de Flickr, mise tout sur un jeu vidéo. En coulisses, son équipe s’organise sur un chat interne conçu pour avancer plus rapidement. Le jeu fait un flop, mais l’outil reste. En 2013, l’entrepreneur le transforme en une messagerie d’entreprise pensée pour faciliter le travail en équipe.
Disponibilité et réactivité exigées
Il y a aussi de nouvelles habitudes. Quand l’un de ses collègues n’est pas connecté à 9 h 32 ou à 14 h 05 après la pause déjeuner, une question fuse sur le canal général : « Mais où est-il passé ? Il a pris sa journée ? » On ne regarde plus autour de soi. On scrute une pastille verte. Le problème, c’est qu’avec ses couleurs pop, son interface ludique, son ton faussement léger, on en oublierait presque que Slack est un outil professionnel.
Pourtant, si Slack s’autoproclame « QG numérique », ici, il n’est pas question d’espace détente. Cette interface numérique s’apparente plutôt à un bureau sans porte, un fil de discussion qui ne dort jamais. Et pendant ce temps, le vrai travail, lui, continue de s’empiler en silence.
Les limites de la communication
Lucie, qui travaille au service financier d’une PME, en a récemment fait les frais. « Un vendredi soir, à 19 heures, mon patron m’a envoyé un message sur Slack. Je termine à 17 heures. Le lundi matin, en me reconnectant, je découvre qu’il a continué tout le week-end : cinq messages au total. Il me reprochait de l’avoir ignoré, et me disait combien il était déçu par mon attitude. »
Sur Slack, l’instantanéité est devenue la norme, et les délais de réponse se réduisent à une poignée de minutes. De plus en plus de salariés peinent à fixer des limites, pris entre ceux qui « jouent le jeu de l’entreprise » et les autres qui tentent de séparer leur vie professionnelle de leur vie personnelle.
Des erreurs aux rappels à l’ordre
Sur cette interface où les conversations se superposent, un message envoyé trop spontanément peut facilement se retourner contre soi. « Quand Slack est arrivé, j’étais presque tout le temps en télétravail, c’était pratique, alors j’ai installé l’application sur mon téléphone perso, se souvient Pauline, account manager dans une start-up parisienne. » Sauf qu’à distance, il est facile de faire des erreurs.
William, commercial dans une start-up de la tech, a lui aussi été convoqué pour un message inapproprié. D’après sa manager, certains messages échangés sur Slack seraient tombés entre de mauvaises mains. Après cet incident, Pauline et William ont tous deux supprimé l’application de leur téléphone.
Une politique de confidentialité opaque
Depuis son lancement en 2014, Slack séduits aussi bien les salariés que les employeurs. Cette messagerie professionnelle s’avère être un outil de surveillance redoutable. L’entreprise peut accéder aux canaux publics, mais qu’en est-il des conversations privées ? En principe, l’employeur peut également les consulter sauf indication contraire. Sur une messagerie instantanée, qui pense à préciser que le message est personnel ? Personne.
Cette situation soulève des questions sur la confidentialité des échanges, et nombreux sont ceux qui appréhendent l’idée que leurs mots puissent être lus par des supérieurs.
La Slack fatigue : un épuisement réel
Quand Pierre, Lucie et Juliette parlent de leur rapport à Slack, tous utilisent une expression encore peu répandue : la Slack fatigue. Un terme qui traduit un épuisement bien réel, celui d’une connexion permanente, d’un flux de messages ininterrompu, et d’une frontière entre travail et vie privée qui s’efface chaque jour. Répondre immédiatement est devenu synonyme de proactivité, tandis que laisser un message en attente pourrait être interprété comme un manque d’investissement.
Pour faire face, chacun affine ses tactiques de survie : couper les notifications, limiter les connexions après 18 heures, ou installer des logiciels pour simuler une présence sur Slack.