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Michel Aglietta, économiste de renom et initiateur de la théorie de la régulation, s’est éteint récemment, laissant derrière lui un héritage intellectuel majeur. Sa pensée rompait aussi bien avec un marxisme figé qu’avec les théories économiques classiques, ouvrant une voie nouvelle aux réflexions sur le capitalisme, ses crises et ses transformations. Robert Boyer retrace ici le parcours d’un chercheur animé par une curiosité insatiable et une volonté de renouveler les outils d’analyse économique.
Une carrière marquée par l’innovation et la rigueur
La majorité des économistes consacrent leur vie à approfondir une technique précise, une hypothèse originale ou des théories existantes. Michel Aglietta, lui, a dépassé ce cadre en inventant un programme de recherche, la théorie de la régulation, qui a fédéré une véritable communauté intellectuelle à l’échelle internationale. Son ouvrage fondamental, Régulation et crises du capitalisme, publié en 1976 chez Calmann-Lévy, a été traduit en plusieurs langues, notamment en anglais, assurant ainsi la diffusion mondiale de ses idées.
Diplômé de l’École polytechnique en 1959 et formé à l’ENSAE, il entame sa carrière à l’INSEE où il participe à la création du modèle économétrique Fifi. Son séjour à Harvard en 1970 lui permet de prendre du recul pour analyser les évolutions du capitalisme américain dans une perspective marxiste, dominante à l’époque dans les sciences sociales. Sa thèse, dirigée par Raymond Barre avec la contribution d’Edmond Malinvaud, marque le point de départ d’un collectif d’économistes réunis autour d’une approche structurelle et historique innovante.
Une percée conceptuelle majeure
La théorie de la régulation, telle que définie par Michel Aglietta, propose une alternative globale à la théorie de l’équilibre général. Elle insiste sur l’impossibilité de séparer l’économie des rapports sociaux dominants et rejette l’idée d’une théorie économique pure, indépendante de l’économie politique. Ce cadre holiste explique comment les sociétés capitalistes se reproduisent à travers des structures institutionnelles et sociales, en perpétuelle transformation.
« Parler de la régulation d’un mode de production, c’est chercher à exprimer la manière dont se reproduit la structure déterminante d’une société dans ses lois générales (…) L’étude de la régulation du capitalisme ne peut pas être la recherche de lois économiques abstraites. C’est l’étude de la transformation des rapports sociaux créant des formes nouvelles à la fois économiques et non économiques (…) » – Michel Aglietta
Michel Aglietta met également en lumière le rôle capital des institutions, en opposition à la vision standard qui privilégie le marché comme seul mécanisme d’ajustement. Il souligne les déséquilibres structurels du capitalisme, générateurs de crises récurrentes, au lieu d’y voir de simples chocs exogènes. Sa rupture conceptuelle s’étend aussi à un marxisme figé, en revendiquant l’usage de Marx comme outil analytique plutôt que comme arme idéologique.
Un champ d’analyse en constante expansion
Avec le soutien d’une communauté de chercheurs du Cepremap, Michel Aglietta approfondit l’analyse historique des transformations du capitalisme français depuis 1789, mettant en lumière l’adaptabilité du système à différents contextes sociaux et institutionnels.
Son insatiable curiosité le conduit à explorer divers thèmes, souvent en collaboration avec de jeunes chercheurs :
- Les transformations de la société salariale (avec Anton Brender)
- La théorie institutionnaliste de la monnaie (avec André Orléan)
- La macroéconomie financière, domaine longtemps négligé (avec Antoine Rébérioux et Sandra Rigot)
- La spécificité du capitalisme chinois (avec Guo Bai)
- Les faiblesses structurelles de l’Europe et ses perspectives (avec Thomas Brand)
- Le système monétaire international (avec Virginie Coudert)
- Les liens entre dettes et souveraineté (avec Pepita Ould-Ahmed et Jean-François Ponsot)
- La théorie de la monnaie et ses évolutions futures (avec Natacha Valla)
Michel Aglietta a ainsi formé une nouvelle génération de chercheurs régulationnistes, malgré des obstacles institutionnels en France, notamment la résistance à la création d’une section universitaire intégrant les dimensions économiques et sociales de l’économie.
Une influence sur les politiques publiques
Michel Aglietta se distingue également par sa volonté d’orienter ses travaux vers des recommandations concrètes pour les gouvernements, couvrant les relations internationales, la monnaie, l’Europe ou encore la politique chinoise. Cette rare capacité de relier savoir économique et pouvoir politique l’a placé parmi les régulationnistes les plus influents auprès des décideurs publics.
Contrairement à la doxa dominante qui critique l’irrationalité des acteurs économiques sans fournir de solutions réalisables, l’approche de la régulation privilégie l’analyse complexe des processus économiques, sociaux et politiques imbriqués. Cette complexité impose prudence et humilité dans la formulation des préconisations, au contraire des dogmatismes qui séduisent parfois davantage les gouvernements.
Dans les dernières années de sa vie, Michel Aglietta a concentré ses recherches sur les liens entre changements environnementaux et viabilité à long terme du capitalisme, témoignant d’une ouverture d’esprit remarquable. Il s’est attaché à expliciter les conditions d’émergence de régimes économiques alternatifs à partir de l’étude des grandes crises.
Un appel aux générations futures
Michel Aglietta adresse un message fort aux jeunes économistes : face à un monde en mutation profonde, marqué par les excès et les crises du capitalisme, les théories standard montrent leurs limites. L’approche régulationniste offre un cadre prometteur pour comprendre ces transformations. Malgré un contexte difficile, il invite à poursuivre cet héritage intellectuel afin d’éclairer les enjeux économiques et sociaux à venir.