Le pouvoir libérateur du rire : entre émancipation et domination

L’édito de Charles Pépin

Ce matin, j’aimerais vous raconter l’histoire d’une femme qui accompagne sa petite fille de trois ans à l’école, et pour tout vous dire, ça n’est pas le meilleur matin du monde. Elle s’est levée trop tard, angoissée, le ventre noué. Elle pense immédiatement à sa supérieure, la N+1, avec laquelle elle a rendez-vous. Impossible d’avaler quoi que ce soit, même son café ce matin n’a pas l’effet escompté.

Elle a cette pensée bizarre : quand le café n’a plus l’effet escompté, c’est que nos jours sont comptés, non ? Ce n’est pas le matin où l’on se lève avec une routine parfaite – yoga, étirements, soins beauté et petit déjeuner sain – mais plutôt un matin de chagrin, avec cette phrase qui la hante : cette réunion en fin de matinée, ça va mal se passer.

Elle se sent coupable de ne pas assez s’occuper de sa mère, tout en s’en voulant d’accompagner sa fille à l’école, en retard, la tête lourde de pensées moroses. Elle devrait profiter de chaque instant précieux, mais voilà que la sonnerie retentit alors qu’elles sont encore trop loin de la porte de l’école. Elle embrasse sa fille et lui dit de courir, mais c’est alors qu’elle s’aperçoit de l’impensable : sa fille porte un pantalon de pyjama !

Sa fille, réalisant cela, regarde sa mère avec effroi tandis que le gardien de l’école ferme la lourde porte. C’est le silence, et toutes deux se figent devant l’école, dans le même état de choc. Puis, soudain, quelque chose monte en elles. Est-ce elle qui rit la première, ou est-ce sa fille ? Elles rient toutes les deux, un fou rire qui les libère, les faisant pleurer de rire, remettant tout en perspective. Ce rire est-il une revanche de la vie sur tout ce qui les assombrit ? Peut-être plus qu’une revanche, c’est le triomphe même de la vie.

Le rire nous libère

Le rire possède d’abord des vertus libératrices indéniables. « Le rire nous libère de beaucoup de choses. D’abord l’angoisse, la colère et le poids des interdits et des normes », explique Olivia Gazalé. La philosophe décrit le rire comme « un formidable anxiolytique naturel » qui agit par ses « secousses jouissives de l’abdomen ». Plus qu’un simple phénomène physique, le rire déclenche la sécrétion d’hormones du bien-être – dopamine, sérotonine, endorphines – créant un véritable effet thérapeutique.

Au-delà de l’angoisse, le rire constitue également un exutoire puissant contre la colère et la frustration sociale. « Le rire est un contre-pouvoir », précise la philosophe. « Quand on ne supporte plus les dirigeants qui nous gouvernent, les voir, les entendre désacraliser par les humoristes, la satire, la caricature, tout cela purge le ressentiment. » Cette fonction cathartique du rire permet de canaliser les tensions politiques et sociales sans recourir à la violence, transformant la rage en éclat de rire libérateur.

Cette dimension alchimiste du rire fascine particulièrement l’autrice : « Le rire a cette vertu magique de commuer le plomb en or ou de convertir la détresse en allégresse. » Une métamorphose qui explique peut-être pourquoi nous recherchons tant cette émotion dans nos sociétés anxiogènes, notamment à travers l’explosion des Comedy Clubs et des humoristes sur les réseaux sociaux.

Quand le rire devient une arme de domination

Cependant, le rire a aussi son côté sombre. « Le rire peut être à la fois une arme extraordinaire de subversion, de contestation, d’émancipation, mais ça peut être aussi une arme d’oppression, de domination, de dégradation », souligne Olivia Gazalé. La philosophe établit une distinction cruciale entre humour et sarcasme : « L’humour a une intention pacifique, inclusive, ludique […] le sarcasme, il y a une véritable intention d’attaque derrière. »

L’histoire du christianisme illustre parfaitement cette méfiance envers le rire. « Jésus n’a jamais ri », rappelle la philosophe. Contrairement aux dieux de l’Olympe qui riaient sans cesse, le Christ incarne une spiritualité où le rire prend « d’entrée une connotation diabolique ». Dans les représentations chrétiennes, « les seuls qui rient, ce sont le diable et les diablotins, les prostituées et les sorcières ».

Cette diabolisation s’explique par la proximité du rire avec la jouissance corporelle : « parce qu’il provoque des soubresauts de l’abdomen, parce qu’il ouvre sur le continent de la jouissance […] il est finalement assez proche de l’acte sexuel. » Ainsi, pour les moines, le rire constituait « la tentation du rire », un péché à combattre, tandis que les larmes étaient sanctifiées.

Une révolution culturelle au féminin

L’émission met également en lumière l’évolution du rapport des femmes au rire. « Pendant longtemps, très longtemps, le rire a été un privilège masculin », rappelle la philosophe. Traditionnellement, le rire féminin était perçu comme offensant trois qualités « essentialisées comme féminines » : la beauté (l’hilarité « défigure »), la bienséance (le rire est « organique, sonore ») et la vertu (il est « moqueur »).

Aujourd’hui, des humoristes comme Blanche Gardin ou Florence Foresti s’emparent de sujets « ultra-crus », marquant une véritable « révolution culturelle ». Cette libération de la parole féminine dans l’humour illustre parfaitement le pouvoir subversif du rire face aux normes établies, démontrant que « ceux qui disent on ne peut plus rien dire se trompent complètement. »

Le rire reste donc ce « paradoxe » fascinant : tantôt force de régénération cosmique dans les rituels antiques, tantôt instrument de rappel à l’ordre, il demeure l’une des expressions les plus complexes de notre humanité.

Programmation musicale

• STROMAE – Riez – 2022
• LOLA YOUNG – One thing – 2025