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La condamnation de Raisshed Ghannouchi, figure emblématique de la vie politique tunisienne, et son placement en détention à 84 ans illustrent, selon plusieurs observateurs, une dérive autoritaire des « modernistes » en Tunisie post‑révolutionnaire. L’hebdomadaire L’Obs reprend l’analyse de la journaliste tunisienne Hala El‑Baji, pour qui l’arrestation et la condamnation de Ghannouchi comptent parmi les injustices les plus graves commises par l’État tunisien, surtout à l’encontre d’un symbole de la non‑violence révolutionnaire.
Quarante ans pour un « complot terroriste »
La journaliste raconte avoir assisté à une réunion du Front du salut national, un rassemblement d’opposants au coup de force du 25 juillet 2021. Malgré le contexte grave, l’atmosphère y était détendue, donnant l’impression d’une époque différente où le débat restait libre et franc.
Raisshed Ghannouchi, présent et attentif, prit la parole d’un ton posé et parfois enjoué. Son intervention ne fut ni sermon religieux ni discours obscurantiste, mais plutôt une réflexion philosophique et laïque sur la situation politique et le refus de la haine idéologique.
Le ministère de l’Intérieur tunisien a indiqué que l’arrestation de Ghannouchi faisait suite à des propos pénalement répréhensibles (Reuters). Arrêté de nuit lors d’une perquisition armée pendant un repas familial, il fut fouillé, privé de son avocat et contraint de passer la nuit assis sur une chaise. La cour l’a ensuite condamné à quarante ans de prison pour « complot terroriste », une décision que la journaliste qualifie d’invraisemblable au regard de sa présence à la réunion qu’elle décrit.
Une figure de la non‑violence révolutionnaire
Hala El‑Baji rappelle que la Tunisie a inscrit la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dans sa Constitution de 2014. Raisshed Ghannouchi est présenté comme l’un des principaux symboles de la non‑violence révolutionnaire, préférant la justice à la vengeance et acceptant la diversité politique comme condition du paix civile.
Après avoir été longtemps présenté comme intégriste, Ghannouchi fut l’un des premiers à appeler à la réconciliation avec ses adversaires constitutionnels. Malgré la victoire écrasante d’Ennahda en 2011, il n’a pas cherché à imposer la loi du plus fort, mais a choisi le dialogue et la négociation, une attitude qui, selon la journaliste, lui a été reprochée.
Comment les « modernistes » ont sapé la démocratie
Selon l’auteure, les partisans d’une modernité laïque ont refusé l’intégration d’Ennahda à l’État post‑révolutionnaire. Leur incapacité à accepter des islamistes élus a rouvert la guerre idéologique entre laïques et religieux et enfreint l’esprit constitutionnel de tolérance et d’inclusion.
Les méthodes employées pour écarter Ennahda ont, d’après elle, miné les fondements mêmes de la démocratie tunisienne :
- réactivation d’une guerre idéologique entre laïcs et religieux ;
- mépris du serment constitutionnel visant à limiter l’exclusion et l’intolérance ;
- recours à des pratiques autoritaires pour neutraliser des adversaires politiques élus ;
- effacement progressif des acquis révolutionnaires au profit d’un pouvoir exclusif.
La révolution, qui avait libéré la société du joug, se serait ainsi retrouvée vidée de son sens, laissant place à une répression doublée d’une rhétorique vindicative.
La liberté comme condition du progrès
Pour Hala El‑Baji, Ghannouchi a incarné une conception de l’islam fondée sur la liberté individuelle : le « musulman démocrate ». Il estimait que la foi n’est pas un obstacle à la liberté, mais au contraire que la volonté libre de l’individu est essentielle pour un islam tolérant et antidote au fanatisme.
De ce fait, Ghannouchi n’a jamais persécuté les non‑croyants, les laïcs ou les personnes peu pratiquantes ; ce sont ses adversaires qui l’ont persécuté « au nom du culte de l’État », selon l’auteure.
La progressive nationale post‑coloniale et ses dérives
La journaliste affirme avoir perçu, lors d’une conférence le 25 avril, l’ampleur du mal qui a empoisonné la vie nationale : une hostilité envers la religion comprise comme une sensibilité vivante et personnelle, et la volonté d’en faire disparaître toute influence.
Elle conclut que la « progressivité nationale » post‑coloniale est devenue hostile à l’humain, car elle s’est construite sur :
- la répression de la liberté de conscience ;
- la misère morale de l’individu ;
- la violence d’État justifiée au nom du « progrès » ;
- le mépris de la dignité et la marginalisation de la religion.
Selon elle, cette modernité déshumanisée a failli à sa mission de moderniser la société et a produit une idéologie sans conscience ni frein moral.
La chronique se termine par le souvenir de la nuit où Ghannouchi se tenait aux portes du Parlement, face aux chars de l’armée, tentant de protéger la Constitution. L’auteure voit dans cette image la métaphore de la catastrophe actuelle : la perte du texte constitutionnel signifierait, selon elle, la fin de la nation telle qu’elle se concevait.