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Par un après‑midi de novembre à Goa, j’ai observé un spectacle familier sur un échiquier: Arjun Erigaisi, n°6 mondial, s’est fait démolir par le Chinois Wei Yi dans une partie aussi brutale que théâtrale. Autour du plateau, des écoliers silencieux retenaient leur souffle tandis que le joueur local, pressé par le temps, perdait progressivement ses pièces après une erreur décisive. Ce moment m’a renvoyé à une relation plus intime entre les échecs et le deuil, une connexion qui a fini par structurer ma manière de penser la perte.
L’héritage d’un cavalier
Les échecs ont pénétré ma vie par la main d’un oncle que tout le monde appelait Periappa, un homme brillant mais instable qui s’occupait souvent de moi enfant. Il me tendait un petit cavalier en plastique ébréché en disant simplement: « Ceux‑ci sont mes préférés. Ils sont redoutables si tu les maîtrises. » Cette transmission anodine s’est révélée moins ludique qu’ensorcelante; le jeu est devenu pour moi une sensation plutôt qu’un simple passe‑temps.
Je me souviens avoir refusé d’accepter la première leçon qu’il m’offrit: aux échecs, personne ne perd vraiment, on apprend ou on enseigne. Furieuse et orgueilleuse, j’ai jeté les pièces et tourné le dos au jeu pendant des années, absorbée par l’école et la vie. Puis, quand je suis revenue aux échecs, Periappa était déjà mort, et l’échiquier s’est imposé comme l’un des rares lieux où je pouvais encore ressentir sa présence.
Pourquoi le jeu devient refuge
La pandémie m’a fait retrouver l’échiquier comme refuge entre reportages et incertitudes quotidiennes. Face aux mouvements silencieux des pièces, la voix de mon oncle revenait en écho et j’ai cherché dans les motifs du jeu un sens possible à notre relation interrompue. Avec le temps, comme tout joueur, j’ai développé un goût particulier: pour Periappa le cavalier, pour moi la fascination du zugzwang.
Les grands joueurs portent aussi des signatures reconnaissables: Fischer et ses fous, Kasparov et l’activité des tours, Carlsen et la mobilité du roi en finale. Erigaisi, surnommé parfois le « fou du plateau », joue sans se soucier du résultat, avec une audace qui peut paraître imprudente et létale à la fois. Mais l’audace peut basculer en catastrophe, comme je l’ai vu à Goa lorsque, avec une minute au compteur, un simple mauvais coup a condamné toute sa position.
Zugzwang : une métaphore du deuil
Le zugzwang est cette situation d’endgame où chaque coup affaiblit le joueur obligé de jouer; on a le choix, mais aucun répit. Après la mort de mon oncle, j’ai compulsivement étudié des parties historiques, attirée par cette image d’immobilité forcée et d’inéluctable effondrement. La fameuse rencontre Nimzowitsch–Saemisch de 1923, parfois qualifiée d’« immortal zugzwang », illustre parfaitement cette paralysie où chaque mouvement scelle la défaite sans effusion de sang ni mat spectaculaire.
Notre relation avec Periappa n’a pas éclaté par un événement unique, mais s’est délité par des appels sans réponse et des visites remises à plus tard, jusqu’à ce que nous glissions chacun dans un coin séparé. Assise auprès de lui à l’hôpital, j’ai ressenti cette même contrainte: vouloir agir et ne trouver que des gestes inutiles. Le zugzwang m’a offert une grille de lecture pour nommer cette impasse affective, sans pour autant la résoudre.
Les détails qui restent
Avec le temps, le deuil n’est pas venu comme une vague dévastatrice mais a plutôt infusé ma vie, petit à petit. Je regrette de ne pas lui avoir dit que j’avais fait du cavalier son héritage vivant, que sa préférence anodine avait trouvé refuge dans mon cerveau d’enfant et n’en était jamais sortie. Ces petits détails — des habitudes, des objets, des répliques — persistent souvent sans raison apparente et finissent par nous habiter davantage que les grandes promesses ou les mots non prononcés.
Chaque retour au zugzwang m’apprend quelque chose de nouveau: que certaines fins n’offrent pas de réception noble mais seulement l’obligation de déplacer une pièce malgré la douleur. Et quand je tiens aujourd’hui un cavalier, même ébréché, il me rappelle qu’entre échecs et deuil se tissent des leçons sur la contrainte, le choix et la manière dont nous restons liés aux autres par des reliques minuscules. Le plateau demeure, et avec lui la mémoire d’une voix, d’un geste et d’un enseignement intime.