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155 ans de la Bibliothèque d’Égypte : héritage et défis culturels

by Sara
155 ans de la Bibliothèque d’Égypte : héritage et défis culturels
Égypte, monde arabe

La Bibliothèque d’Égypte se distingue comme une des institutions majeures du savoir dans le monde arabe. Jusqu’au milieu du XXe siècle, elle incarnait l’université libre de l’Égypte avec compétence et excellence, réunissant les figures intellectuelles les plus éminentes du pays. Vénérée comme la mémoire intellectuelle de l’Égypte et gardienne du patrimoine arabo-islamique depuis plus d’un siècle et demi, elle a abrité ce trésor dans des lieux prestigieux.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le commerce des livres anciens et des manuscrits était florissant. L’absence de lois protégeant le patrimoine culturel national a malheureusement conduit à une fuite massive de parchemins, papyrus et autres vestiges de l’Égypte vers des bibliothèques d’Europe, de Turquie et des États-Unis. Ces collections ont ainsi enrichi des institutions étrangères, privant le pays de son riche héritage.

En 1824, un paysan découvrit près de la pyramide de Saqqarah un petit vase scellé qu’il tenta de vendre à bas prix, espérant trouver un trésor en or. Ce vase fut acquis par l’éminent orientaliste français Sylvestre de Sacy, qui rendit public son contenu de manuscrits, marquant la première reconnaissance mondiale des papyrus arabes, appelés « les papiers égyptiens » par Ibn al-Nadim.

Lors d’un entretien avec Al Jazeera, le Dr Ayman Fouad Sayed, spécialiste des manuscrits et ancien directeur de la Bibliothèque d’Égypte, indique que cette découverte fut un signal d’alarme pour les autorités, notamment Ali Pacha Mubarak. Ce dernier, en tant que directeur du bureau des écoles, avait visité en 1844 la Bibliothèque nationale de Paris dans le cadre d’une mission envoyée par Mohammed Ali Pacha pour étudier les sciences militaires.

À son retour en Égypte, Ali Pacha Mubarak suggéra au Khédive Ismaïl d’établir une bibliothèque nationale inspirée des modèles européens. Le 23 mars 1870, le Khédive émit un décret confiant à Mubarak la collecte des précieux manuscrits conservés dans les mosquées, mausolées et établissements scolaires, afin de constituer une bibliothèque publique à partir de ces documents dispersés.

Au départ, la bibliothèque comptait environ 20 000 volumes, références et collections cartographiques. Elle incorpora également la bibliothèque privée créée par Mohammed Ali Pacha à la citadelle, les bibliothèques des ministères des Travaux publics et des Affaires culturelles, ainsi qu’une collection étrangère de 1272 titres. Rifa’a al-Tahtawi fut chargé d’acquérir les ouvrages européens manquants, complétant ainsi les collections provenant aussi des bibliothèques des mosquées rattachées au bureau des Waqfs.

Cette institution, baptisée « Bibliothèque Khédive », installée dans le palais du prince Mostafa Fadel Pacha à Darb al-Jamameez en face du bureau des écoles, ouvrit ses portes au public le 24 septembre 1874. Elle est considérée comme la plus ancienne bibliothèque nationale du Moyen-Orient.

Face à la saturation des lieux, le Khédive Abbas Hilmi II posa en 1899 la première pierre de la nouvelle bibliothèque et du musée des antiquités arabes sur la place Bab al-Khalq. La bibliothèque y fut transférée en 1903 et accueillit les lecteurs dès l’année suivante.

Les trésors de la Bibliothèque

En quelques années, la bibliothèque acquit des collections rares de manuscrits arabes et orientaux, papyrus, pièces islamiques et calligraphies. Ces fonds, uniques par leur rareté et authenticité, comprennent environ 125 000 manuscrits arabes et orientaux égyptiens, la deuxième plus grande collection après celle de la Turquie.

La Bibliothèque d’Égypte détient près de 60 000 manuscrits, parmi les plus précieuses collections mondiales. Ses sujets variés couvrent un large éventail, incluant un nombre considérable de Corans manuscrits, parfois écrits sur parchemin et certains datant de l’an 77 de l’Hégire, comme un Coran attribué à l’imam al-Basri. La collection comprend aussi des Corans mamelouks offerts par les sultans aux écoles qu’ils fondèrent au Caire, ainsi que des manuscrits persans enluminés à l’or et aux couleurs naturelles.

Au 1er avril 1916, la bibliothèque possédait 19 000 manuscrits, dont 345 manuscrits endowés et 189 Corans, avec 27 d’entre eux rédigés en écriture coufique sur parchemin de daim. On y trouve aussi les manuscrits d’Ali Pacha Mubarak, intégrés à la collection en 1895, deux ans après son décès.

Un des joyaux est un Coran du début du IIe siècle de l’Hégire, originaire de la mosquée Amr ibn al-As, écrit en écriture coufique sur parchemin de daim, sans diacritiques ni indication des sourates, provenant de la collection du Haj Mohamed Ali Pacha.

La bibliothèque conserve également plusieurs Corans mamelouks provenant des mosquées du Caire, appartenant autrefois aux sultans al-Nasir al-Ashraf Shaaban, Barquq, al-Nasir Hassan, al-Ashraf Barsbay, Khusqadam, Qaytbay ainsi qu’à Khond Baraka, mère du sultan Shaaban.

Les manuscrits persans, au nombre de 71, sont ornés de miniatures datées du VIIIe au XIVe siècle de l’Hégire. Parmi eux, un exemplaire illustré du « Kalila wa Dimna », comprenant 112 peintures colorées, illustrant les fables et merveilles du texte, ainsi qu’une version du « Shahnameh » du grand poète Ferdowsi, rédigée en 796 de l’Hégire avec 67 images colorées représentant héros et batailles.

La bibliothèque accueille aussi un fonds exceptionnel de périodiques, journaux et revues arabes et étrangères publiés en Égypte, dans les pays arabes, islamiques et en Europe. La collection comprend 4200 titres arabes et 5812 titres étrangers, répartis en 156 431 volumes.

Pièces numismatiques et collections diverses

  • En 1877, une grande quantité de papyrus fut découverte dans le gouvernorat du Fayoum, puis exportée à Berlin, Oxford et Vienne, où un archiduc autrichien acquit 1000 pièces, formant une collection prestigieuse.
  • D’autres ensembles ont été découverts dans les hauts lieux archéologiques d’Égypte, dont les villes antiques d’Ahnasia, Akhmim, Ashmunin, Behensa, Mit Rahina, et Edfou, et sont aujourd’hui conservés dans plusieurs villes européennes.
  • La Bibliothèque d’Égypte abrite une importante collection de monnaies arabes et islamiques acquises par le gouvernement et transférées à la bibliothèque en 1894. Au dernier inventaire datant de 1980, 6400 objets y étaient répertoriés, dont 5300 pièces de monnaie, 890 flacons en verre, 20 médailles, et 130 sceaux et moules de frappe.
  • Une collection rare de cartes géographiques, comptant 28 540 cartes, ainsi que plus de 500 panneaux de calligraphies appartenant aux écoles ottomane et perse, datant des IXe au XIVe siècles de l’Hégire, complète ces trésors.
  • Une part importante des manuscrits et Corans exceptionnels provient de la collection du sultan Abdul Hamid II.

Déclin et défis contemporains

La bibliothèque a longtemps été surnommée « l’université de l’air » en Égypte, fréquentée par les plus grands écrivains et intellectuels comme Hafiz Ibrahim, Ahmed Lotfi al-Sayed, Tawfiq al-Hakim et Abu al-Fadl Ibrahim. Ses experts étaient parmi les plus éminents dans la conservation et l’authentification des œuvres.

Le déclin débuta en 1965 avec l’intégration des Archives nationales à la bibliothèque, imposant une charge excessive et marginalisant ces archives. L’absorption par l’Agence générale égyptienne du livre marqua un tournant, la bibliothèque perdant son autonomie et devenant une simple division administrative, incapable de suivre le rythme culturel international.

L’accès aux nouvelles publications étrangères fut limité et les services aux chercheurs se dégradèrent faute de ressources financières et humaines suffisantes. Pendant ce temps, le monde connaissait une révolution technologique avec la numérisation et l’informatisation croissante des bibliothèques.

En 1992, un groupe d’intellectuels, préoccupé par la situation alarmante de la bibliothèque, proposa au ministre de la Culture Farouk Hosni de la moderniser pour en faire une bibliothèque nationale indépendante. Le ministre appuya cette démarche et institua une commission consultative pour élaborer une stratégie d’émancipation et d’amélioration de la bibliothèque.

Le Dr Ayman Fouad fut nommé responsable du projet de modernisation, évaluant les difficultés et soulignant la nécessité de séparer la bibliothèque de l’Agence du livre. Il envisagea de redonner à la bibliothèque son rôle historique dans la préservation et la mise à disposition du patrimoine intellectuel national, distinct des missions éditoriales et commerciales de l’Agence.

Pour des raisons purement administratives, la bibliothèque resta toutefois associée aux Archives, malgré des activités distinctes. Les Archives nécessitent des techniciens spécialisés en gestion documentaire, tandis que la bibliothèque recourt à des professionnels de la bibliothéconomie.

Numérisation et intelligence artificielle au service du patrimoine

Les méthodes traditionnelles de conservation des manuscrits sont désormais insuffisantes face aux nouvelles technologies. La numérisation, soutenue par l’intelligence artificielle (IA), ouvre la voie à une meilleure protection, lecture et diffusion des documents patrimoniaux.

Le Dr Khaled Azab, expert culturel, note que les chercheurs arabes ont souvent ignoré l’aspect matériel des manuscrits, se concentrant uniquement sur les textes. Néanmoins, certaines œuvres relatives au Coran et aux hadiths devaient être traitées comme des objets d’art, laissant un héritage artistique exceptionnel présent dans les musées et bibliothèques mondiales.

Malgré la destruction massive de manuscrits anciens lors des guerres, notamment les croisades, les invasions mongoles et la chute de Bagdad en 1258 où des millions de manuscrits furent jetés dans le Tigre, le souvenir de cet héritage reste vif.

Face à cet historique de négligence, des appels se multiplient pour restaurer la valeur du patrimoine national par la numérisation, facilitant l’accès et limitant l’usure des originaux. La création de bases de données digitales accompagne la conservation, permettant de consulter les manuscrits sans manipuler les originaux, préservant ainsi ces trésors.

Cependant, ce processus exige des équipements spécialisés, des logiciels adéquats, des ressources financières et surtout du personnel qualifié pour mener à bien la numérisation et la restauration préalable des documents fragiles.

Le Dr Azab insiste sur l’importance d’un personnel compétent plutôt que d’un grand nombre d’employés pour garantir le succès des projets numériques.

La numérisation combine aujourd’hui deux approches : la reproduction en image et la conversion en texte. Pour les manuscrits arabes, la première méthode est privilégiée à cause des particularités de la calligraphie, tandis que la conversion en fichiers PDF facilite la consultation.

Progrès spectaculaires de l’intelligence artificielle

Selon le Dr Ayman Ahmed Shahin, ancien doyen de la Faculté d’ingénierie de Fayoum et membre de l’Académie de langue arabe, les applications de l’IA ont atteint un niveau avancé pour convertir le texte écrit en audio ou en vidéo, facilité dans plusieurs langues.

Dans le domaine des textes patrimoniaux, l’IA réalise des prouesses pour déchiffrer et rendre accessibles de nombreux manuscrits anciens. Toutefois, la complexité structurelle de la langue arabe, avec ses 12 millions de mots, soit vingt fois le vocabulaire anglais, pose des défis majeurs.

La richesse des variations morphologiques, sémantiques et dialectales exige des systèmes intelligents spécialisés pour fonctionner efficacement.

Le Dr Shahin travaille à appliquer l’IA pour transformer le patrimoine arabe en contenus visuels et filmiques. Il évoque l’évolution des réseaux antagonistes génératifs (GAN), notamment le modèle GPT-4 lancé par OpenAI début 2024, qui permet de générer des vidéos illustrant des textes avec un réalisme impressionnant.

Cette technologie a montré d’excellents résultats en anglais, mais reste perfectible en arabe, où l’analyse syntaxique et l’interprétation des phrases complexes sont encore source d’erreurs, en raison d’une base de données linguistique incomplète.

Le chercheur déplore un retard arabe dans la prise en compte rapide des avancées de l’IA.

Dans une expérience personnelle, le Dr Shahin a fourni un texte arabe détaillé, traduit en anglais pour garantir la compréhension, au système d’IA qui a produit une vidéo d’une minute conforme au contenu. Cette avancée ouvre la voie à la numérisation animée des grandes œuvres classiques telles que la vie d’Ibn Hicham, les Strates d’Ibn Saad ou Les Chants d’Al-Asfahani, rendant le patrimoine plus accessible et vivant grâce aux technologies émergentes.

source:https://www.aljazeera.net/culture/2025/5/31/155-%d8%b9%d8%a7%d9%85%d8%a7-%d8%b9%d9%84%d9%89-%d8%af%d8%a7%d8%b1-%d8%a7%d9%84%d9%83%d8%aa%d8%a8-%d8%a7%d9%84%d9%85%d8%b5%d8%b1%d9%8a%d8%a9-%d9%88%d8%b3%d8%aa%d9%88%d9%86-%d8%b9%d8%a7%d9%85%d8%a7

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