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Michel Aglietta s’impose comme une figure majeure de l’économie contemporaine. André Orléan, son compagnon de route, souligne à quel point cet économiste a su réinventer la pensée monétaire tout en prenant des risques audacieux au cours d’une carrière brillante et prolifique.
Une puissance intellectuelle exceptionnelle
Dès sa sortie de l’École polytechnique (l’X), Michel Aglietta intègre le corps des administrateurs de l’Insee et se distingue rapidement. En 1964, il est affecté au Commissariat au Plan où, avec Raymond Courbis, il conçoit le modèle macroéconomique Fifi (« Physico-financier »), un dispositif de 1 600 équations programmées en Fortran. Ce modèle permet aux partenaires sociaux et à l’État d’évaluer la cohérence de leurs choix sur un horizon de cinq ans, marquant une première étape significative dans sa carrière.
Toutefois, 1968 marque pour lui un tournant profond. Cherchant à dépasser les approches purement techniques, il s’engage dans une réflexion ancrée dans une perspective historique, influencée par Fernand Braudel et Marx. Il considère que seuls les cadres historiques peuvent saisir la dynamique incessante du capitalisme, et que les modèles macroéconomiques, bien qu’utiles, restent limités.
Une nouvelle approche féconde : la Théorie de la régulation
Au début des années 1970, Michel Aglietta part à Harvard pour étudier l’évolution du capitalisme américain depuis la guerre civile. Cette expérience aboutit à la publication en 1976 de Régulation et crises du capitalisme, œuvre fondatrice de la Théorie de la régulation, développée en collaboration avec Robert Boyer.
Cette théorie, toujours influente en France et à l’international, met en lumière la conflictualité inhérente aux rapports sociaux capitalistes, principalement entre rapports marchands et rapports salariaux. Inspiré par une perspective marxiste, Aglietta pose une question centrale : « Comment une cohésion sociale peut-elle exister dans le déchirement des conflits ? »
La réponse réside dans le rôle des institutions sociales, qui codifient et stabilisent provisoirement les antagonismes issus de la production et de la répartition des richesses. Par exemple, la négociation collective dans le fordisme, qui lie salaire réel et productivité, a favorisé la croissance de la demande et la prospérité des Trente Glorieuses.
À 38 ans, en 1976, Michel Aglietta passe l’agrégation de sciences économiques et rejoint l’université d’Amiens, puis, en 1982, l’université de Nanterre, où il poursuivra sa carrière.
Révolution dans la pensée monétaire
En 1982, Aglietta publie La violence de la monnaie, un ouvrage novateur coécrit avec André Orléan. Ce livre marque un virage radical, car il aborde pour la première fois la question monétaire sous le prisme de la théorie girardienne du désir mimétique, suscitant la surprise dans le milieu académique.
L’ouvrage pose que l’ordre social naît non pas de la négation de la violence, mais de son exacerbation. Suivant René Girard, Michel Aglietta explique que la cohésion sociale émerge lorsque le groupe projette collectivement sa violence sur un bouc émissaire, un mécanisme mimétique qui unifie et purifie les tensions internes.
Appliqué à la monnaie, ce mécanisme signifie que le désir de richesse, source de rivalités, est stabilisé lorsque la société institue un objet monétaire comme désirable absolu. Cette monnaie, semblable au langage, crée du sens et produit la valeur en tant qu’espace abstrait où s’échangent les activités humaines.
Fondation de l’institutionnalisme monétaire français
La violence de la monnaie rompt avec des siècles de pensée économique qui cherchaient la valeur dans l’utilité ou le travail, indépendamment de la monnaie. Contrairement aux théories classiques et contemporaines, notamment la théorie de l’équilibre général, Aglietta affirme que la monnaie institue la valeur via le langage des prix.
Cette thèse hétérodoxe a donné naissance à l’« institutionnalisme monétaire français », une école rassemblant des économistes tels que Jérôme Blanc, Jean Cartelier, Ludovic Desmedt, et bien d’autres. Le mérite de cette dynamique revient en grande partie à Michel Aglietta, reconnu pour son charisme et son autorité intellectuelle, ainsi que ses qualités de conférencier.
Un économiste engagé dans les débats contemporains
Dans les années 1990 et 2000, Aglietta devient une référence en finance. Il analyse la montée de la finance de marché et identifie un régime d’accumulation financiarisé. Son livre Macroéconomie financière (1995), aujourd’hui en sixième édition, dénonce les dangers de la spéculation et met en avant le risque systémique, des analyses qui se confirmeront avec la crise financière de 2008.
Au début des années 2010, il oriente ses recherches vers la Chine, publiant avec Guo Bai La voie chinoise (2012). Fidèle à sa conviction que l’économie doit s’étudier là où se situe son centre, il considère que la Chine est désormais le cœur du capitalisme mondial. Ce travail illustre la continuité de la Théorie de la régulation appliquée à un nouveau contexte historique.
Tout au long de sa carrière, Aglietta reste proche de l’administration économique, notamment du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cépii) et de la Banque de France, où il met à disposition son expertise et accède à des données précises. Cette collaboration lui permet de nourrir ses analyses dans un dialogue constant avec les réalités économiques.
Propositions face à la crise écologique
À 74 ans, Michel Aglietta s’engage aussi sur le front écologique. En collaboration avec Étienne Espagne, il publie récemment Pour une écologie politique. Au-delà du Capitalocène, insistant sur la nécessité d’un nouveau pacte social où justice sociale et transition écologique s’accompagnent mutuellement.
Les auteurs soulignent que sans prise en compte des inégalités et sans mobilisation démocratique, la transition écologique risque d’échouer ou de subir des rejets. L’écologie politique devient ainsi le cadre indispensable pour conjuguer durabilité, justice et action collective face à l’urgence climatique.
Un héritage exceptionnel mais parfois méconnu
L’œuvre de Michel Aglietta se distingue par son ampleur et la justesse de ses analyses. Si son travail sur l’euro, l’Europe et le rôle du cycle financier dans le ralentissement économique n’a pas été abordé ici en détail, il reste fondamental. Reconnu dans l’administration économique, notamment comme membre du Haut conseil des finances publiques entre 2013 et 2015, il a parfois souffert d’un certain ostracisme universitaire du fait de son étiquette d’« économiste hétérodoxe ».
Ses propositions, riches et novatrices, n’ont pas toujours reçu l’attention qu’elles méritaient. L’avenir pourrait toutefois ouvrir davantage les esprits à cette pensée singulière et influente.