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Olivier Roy estime que la polémique suscitée par le sondage Ifop sur la religiosité des musulmans en France révèle une incapacité du débat public à envisager l’islam autrement que sous l’angle de la menace ou de l’infiltration. Dans une longue interview accordée à Orient XXI, le politologue critique les interprétations réductrices du sondage publié en novembre 2025 et analyse les facteurs ayant renforcé le discours anti‑islam dans l’espace public français.
Une polémique récurrente autour de la pratique religieuse
Roy rappelle que les attaques médiatiques contre les pratiques religieuses des musulmans rythment la vie politique française depuis au moins vingt ans. À chaque nouvelle vague médiatique correspondent des rapports, des lois, des commissions parlementaires ou des réactions après des attentats.
Les mots récurrents utilisés pour caractériser cette « menace » incluent notamment :
- « l’infiltration »
- « le séparatisme »
- « les Frères musulmans »
- « l’islamisme » et « la salafisation »
Ces termes reviennent systématiquement, ce qui détourne selon lui l’attention des réalités concrètes des pratiques religieuses contemporaines.
Le sondage Ifop et le contexte électoral
Le sondage Ifop, paru en novembre 2025, est sorti au moment où la mémoire des attentats de Paris en 2015 était ravivée et alors que les élections municipales de mars 2026 approchaient. Les résultats ont été interprétés par certains commentateurs comme la preuve d’une « réislamisation ».
Roy nuance cette lecture : il rappelle que l’étude commandée provient d’acteurs proches d’États opposés aux mouvements islamiques et que certaines questions semblent reposer sur des présupposés plutôt que sur les préoccupations exprimées par les musulmans eux‑mêmes.
Pour lui, le problème n’est pas tant les chiffres que leur interprétation, qui peut tout aussi bien conduire à la conclusion inverse : la grande majorité des musulmans souhaitent vivre selon les principes de leur foi au sein de la société française.
L’« réveil religieux » comme phénomène individuel
Selon Roy, ce qu’on qualifie de « réislamisation » n’est ni un projet idéologique organisé ni un complot politique. Il s’agit plutôt d’un retour individuel à des pratiques religieuses chez des générations élevées dans une France post‑chrétienne.
Avec le déclin de la chrétienté comme référence sociale, toute manifestation religieuse visible — qu’elle vienne de musulmans ou d’autres croyants — est désormais perçue comme une provocation ou un radicalisme. Le regard social a perdu, selon Roy, la capacité d’interpréter la foi comme une motivation personnelle et spirituelle.
« Avec le recul de la chrétienté comme référent social, toute visibilité religieuse apparaît comme provocation ou rigorisme », répète‑t‑il pour souligner la mécompréhension générale du phénomène religieux.
Confusion entre foi et projet politique
Roy pointe l’erreur dominante : confondre pratiques religieuses et projet politique. Toute pratique musulmane visible est trop souvent qualifiée d’« islamiste », sans définition claire de termes tels que charia ou islamisme.
Cette imprécision tend à surestimer la part des « extrémistes » et à produire des lectures anxiogènes plutôt que des analyses scientifiques. En réalité, beaucoup d’acteurs religieux pratiquent une foi individuelle sans ambition politique organisée.
Visibilité et intégration sociale
Le politologue note que l’intégration des musulmans s’exprime aujourd’hui davantage par une visibilité religieuse qui accompagne une intégration sociale réelle, notamment chez les jeunes de la classe moyenne montante.
Il rappelle que la première génération d’immigrés ne pratiquait pas moins la foi, mais que sa religiosité était moins visible en raison de l’exclusion sociale. Aujourd’hui, la revendication de pratiques religieuses est plus forte et demande reconnaissance, ce qui heurte certains observateurs.
Cette visibilité nouvelle provoque ce que Roy appelle un « nouvel effroi moral » face à la diversité des formes de religiosité, surtout parmi les générations jeunes.
Enjeux générationnels et mutation des pratiques
La rupture générationnelle joue un rôle majeur : les jeunes — musulmans et non musulmans — manifestent une plus grande quête individuelle de sens et des pratiques religieuses moins cadrées par les institutions traditionnelles.
Le phénomène est renforcé par l’émergence d’une classe moyenne musulmane et par la sociabilité accrue des générations Z, moins attachées aux codes identitaires anciens et plus mêlées socialement.
Roy observe aussi une ironie : un renouveau spirituel comparable existe chez de jeunes catholiques, mais il n’est pas traité avec la même suspicion que la visibilité religieuse chez les musulmans.
La laïcité, l’État et l’absence d’institutions religieuses centralisées
Roy soutient que l’État contribue involontairement à une forme de communautarisation en cherchant à créer une institution représentative de l’islam comparable aux structures juives ou chrétiennes. Or, il n’existe pas d’organisation collective de l’islam qui corresponde à ce modèle.
Il conclut que la séparation entre religion et politique n’est pas une condition historique immuable de la citoyenneté française, mais souvent le résultat d’une mauvaise compréhension de la religion elle‑même.
Pour Roy, le problème principal n’est pas l’islam en tant que tel, mais une société qui a perdu ses repères religieux et qui redoute d’accepter la pluralité des expressions de la foi.
Illustrations
Jeunes musulmans en France portant des messages affirmant leur foi et leur opposition au terrorisme lors d’une manifestation à Paris.
Rassemblement à Paris appelé par diverses organisations contre le racisme, l’islamophobie et pour la protection des enfants.

