Table of Contents
Mohamed Samir Nada remporte le Prix Mondial de la Littérature Arabe pour son roman « صلاة القلق »
Le romancier égyptien Mohamed Samir Nada a été distingué jeudi lors de la 18e édition du Prix Mondial de la Littérature Arabe pour son œuvre « صلاة القلق » (La Prière de l’Anxiété), publiée par les éditions Miskiliani. Ce roman audacieux mêle narration inventive, fantaisie et histoire, revisitant la « Naksa de 1967 » et les illusions de souveraineté qui ont suivi, ainsi que l’ère des slogans.
Dans un message enregistré avant l’annonce officielle, Samir Nada a expliqué que « La Prière de l’Anxiété est mon troisième roman. Il traite de l’idée de l’enlèvement des esprits et de la formation de la conscience collective d’un groupe de personnes d’une manière différente de l’histoire traditionnelle. »
Une œuvre à voix multiples et réflexions existentielles
L’académicienne égyptienne Mona Baker, présidente du jury de cette édition, a décrit le roman comme une œuvre qui résonne profondément en chaque lecteur, éveillant des questions existentielles pressantes. Elle a souligné le mélange des voix multiples et du récit symbolique, le tout porté par une langue poétique captivante qui fait de la lecture une expérience sensorielle où se croisent confession et silence, vérité et illusion.
Elle a ajouté que ce roman dépasse les frontières géographiques pour toucher à l’humanité et à l’universel, et qu’il a été choisi à l’unanimité par tous les membres du jury.
Mohamed Samir Nada évoque sa jeunesse vécue dans plusieurs pays, ce qui lui a conféré une diversité culturelle et une ouverture progressive à l’autre.
« Nadj al-Manasi », un village isolé au cœur de l’Égypte
En 1977, dans le cœur de la Haute-Égypte, le village isolé de « Nadj al-Manasi » est entouré, selon ses habitants, d’un champ de mines infranchissable les séparant de l’inconnu. Les villageois ignorent presque tout du monde extérieur, à l’exception d’une guerre continue depuis la Naksa de juin 1967 et de la menace d’une incursion israélienne à travers leur village, considéré comme une ligne de défense frontalière essentielle.
La seule ouverture vers le monde extérieur est incarnée par Khalil al-Khouja, représentant du pouvoir, unique commerçant et éditeur du journal local « La Voix de la Guerre ». Il monopolise l’information, les marchandises et même le destin des villageois via le recrutement militaire.
Un jour, un objet mystérieux tombe sur le village — météore ou satellite, nul ne sait — suivi d’une étrange épidémie qui déforme les traits des habitants, y compris les nouveau-nés, dont les têtes se transforment en têtes de tortue. Une main inconnue inscrit les péchés des villageois sur les murs, tandis que l’imam de la mosquée invente un nouveau rituel spirituel, la « Prière de l’Anxiété », annonciatrice d’un salut face au fléau.
Huit personnages différents relatent tour à tour les événements, chacun avec sa propre perspective, ses souvenirs et ses doutes. Ensemble, ces voix composent une fresque narrative fascinante qui déconstruit et recompose le récit.
Un parcours créatif marqué par la diversité culturelle
Dans un entretien précédent avec Al Jazeera Net, Mohamed Samir Nada, élevé dans un foyer imprégné de littérature et de culture, a confié : « À Tripoli, ma mère nous lisait avant le coucher des ouvrages de Mohamed Hassanein Heikal… ‘L’Automne de la Colère’ et ‘Les Années de Braise’… La bibliothèque de mon père était immense, pleine de classiques. C’est ainsi que j’ai grandi, observant mon père dicter tandis que ma mère écrivait. »
Son expérience, nourrie par ses déplacements entre des villes comme Bagdad et Tripoli, a influencé ses œuvres précédentes, notamment « Le Murmure des Murs », une métaphore littéraire de la vie de son père. « La Prière de l’Anxiété » marque une libération de ces ombres passées. Il évoque : « J’ai vécu avec ces personnages pendant des années, et leur départ a été douloureux. »
Interrogé sur le rôle de l’écrivain face à la manipulation des consciences, il répond sans détour : « Le rôle de l’écrivain est de jeter des pierres dans des eaux stagnantes, non pour trancher, mais pour éveiller. » Pour lui, l’écrivain ne détient pas la solution aux crises, mais il peut attirer l’attention sur les zones de tension, comme il l’a fait dans ce roman.
Réflexions sur la Naksa et la Nakba
Mohamed Samir Nada n’hésite pas à lier « La Prière de l’Anxiété » à la réalité vécue dans le monde arabe. Selon lui, la Naksa n’est pas la fin d’une période, mais « une méthode pour renforcer la Nakba ». Il affirme que « la blessure de la Nakba ne s’est jamais cicatrisée au point de pouvoir dire qu’elle a été rouverte, mais qu’elle saigne continuellement. »
« La blessure de la Nakba, celle de la Naksa, et toutes les plaies qui ne cessent de s’agrandir actuellement, saignent encore. La Nakba n’est pas une cicatrice que l’on rouvre ; c’est un saignement permanent depuis plus de 70 ans. La Naksa, selon moi, n’est qu’une méthode de confirmation de la Nakba, une déclaration complète qui ancre sa survenue et rend impossible le retour à la situation d’avant mai 1948. »
L’œuvre construit son univers à travers huit voix narratives distinctes qui racontent toutes le même événement sous des angles variés. Cette approche exige une grande maîtrise artistique pour garantir la différenciation psychologique et intellectuelle des personnages. Samir Nada commente : « Ce fut une grande aventure… J’ai varié les voix plus intellectuellement que linguistiquement, car cela a une explication dans le texte. Le pari reposait sur la patience du lecteur. »
« La Prière de l’Anxiété » est son troisième roman publié, après « Le Royaume de Malika » (2016) et « Le Murmure des Murs » (2021).
Une présence marquante d’Abdel Halim Hafez et une ouverture à Orwell
La voix d’Abdel Halim Hafez se fait fortement entendre dans le roman, non seulement comme une toile de fond musicale, mais comme l’incarnation de l’époque nassérienne. L’auteur explique : « Abdel Halim était l’ambassadeur de cette période arabiste… une voix en laquelle une génération croyait et qu’elle célébrait. Sa mort fut celle de la voix qui exprimait cette époque, dissipant le voile qui obscurcissait les esprits captifs. »
L’ouverture du roman, débutant par la phrase « Le cheikh Ayoub al-Mansi s’est réveillé ce matin sans trouver sa tête entre ses épaules », a immédiatement suscité des comparaisons avec Kafka et Saramago. Pourtant, Samir Nada estime que l’esprit de George Orwell est la présence la plus forte, particulièrement en ce qui concerne la manipulation de la conscience collective : « La réalité arabe observée dans le roman est cauchemardesque… Peut-être que Kafka, Orwell et Saramago réunis ne suffiraient pas à en rendre compte. »
« J’ai voulu que le début du roman transporte le lecteur à l’image d’un homme ayant perdu sa tête habituelle, devenue une tête de tortue à cause de la mystérieuse épidémie. Je n’ai pas souhaité imiter Gregor Samsa, et le lecteur comprend cela dès la première page. »
Cette épidémie mystérieuse est qualifiée de « maladie de l’anxiété », symbolisant la peur de l’autre, l’incertitude permanente et les émotions vécues par les Arabes depuis des décennies. Le roman invite ainsi le lecteur à se libérer de cette « pandémie de l’anxiété » en retrouvant un droit de regard sur l’histoire réelle et la certitude de la vérité.
Une compétition internationale et un prix prestigieux
Cette année, 124 romans en provenance de 20 pays ont été soumis au prix, dont 16 ont été retenus sur la longue liste en janvier. En février, six romans ont été sélectionnés pour la liste courte, chacun recevant une récompense financière de 10 000 dollars.
Le prix, parrainé par le Centre d’Abu Dhabi pour la Langue Arabe relevant du Département de la Culture et du Tourisme d’Abu Dhabi, est doté d’une valeur totale de 50 000 dollars.