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« Il n’est pas d’adresse plus grande que de soumettre l’ennemi sans combattre. » Cette maxime de Sun Tzu prend une résonnance particulière pour les eaux disputées de la mer de Chine du Sud, où la Chine multiplie les manœuvres coercitives, notamment l’emploi de canons à eau — désormais dotés d’outils numériques — contre des navires philippins et d’autres embarcations dans les zones contestées.
Un incident près de Scarborough
Le 20 juin dernier, près du récif de Scarborough, une vedette des garde-côtes chinois a confronté un navire gouvernemental philippin. Selon le récit chinois, un avertissement radio ordonnant au navire philippin de quitter immédiatement la zone est resté sans réponse.
La suite a été brutale : la vedette chinoise a utilisé son canon à eau à haute pression pour repousser l’embarcation adverse. Quelques semaines auparavant, une confrontation analogue avait eu lieu près de l’île Sandy Cay, impliquant un canon à eau dirigé contre un navire de recherche philippin.
- Objectif chinois apparent : dissuader et expulser des navires rivaux sans recourir aux armes létales.
- Conséquence diplomatique : tension accrue entre Pékin et Manille, avec des protestations et condamnations officielles des Philippines.
Usage des canons à eau et justification légale
Les garde-côtes du monde entier recourent à des « moyens non létaux » — dont les canons à eau — pour arrêter ou repousser des embarcations impliquées dans le crime organisé. Mais la Chine étend cette pratique au-delà de ces usages habituels.
Plusieurs éléments expliquent cette évolution :
- En janvier 2021, la Chine a promulgué une loi sur son service des garde-côtes lui conférant des pouvoirs étendus, y compris l’usage d’armes contre des navires jugés violer la souveraineté chinoise.
- Les canons à eau sont employés systématiquement contre des navires gouvernementaux philippins et, dans une moindre mesure, vietnamiens, dans les zones contestées.
- Ces actions s’inscrivent dans une stratégie visant à imposer une présence persistante sans déclencher d’affrontement armé majeur.
Canons à eau « intelligents » : caractéristiques techniques et capacités
Le canon à eau n’est pas considéré, classiquement, comme une arme létale. Il s’agit d’un dispositif fixé au pont, alimenté par une conduite principale, capable de projeter un jet d’eau à très haute pression. Le débit typique atteint environ 20 litres par seconde.
La nouveauté chinoise tient à l’intégration de technologies numériques et d’intelligence artificielle :
- Développement annoncé en avril 2024 par l’Institut de recherche de Wuhan : un « canon à eau intelligent » utilisant des caméras électro‑optiques et des capteurs de mouvement.
- Fonctions avancées : suivi automatique des cibles en mer, stabilisation du jet malgré la houle, ajustement en temps réel de la direction et de la puissance du flux.
- Portée et pression : portée supérieure à 100 mètres et pressions dépassant 1,2 MPa — une force équivalente, pour illustrer, à l’impact d’une masse d’environ 9 tonnes.
- Précision revendiquée : marge d’erreur d’environ deux mètres même par vents forts et vagues de 4 mètres, soit un gain de précision estimé entre 33 % et 54 % par rapport aux modèles traditionnels.
Ces capacités permettent aux bâtiments chinois d’exercer une « force mesurée », plus efficace et plus difficile à contester sans provoquer d’escalade armée.
Escalade des confrontations en mer de Chine du Sud
Les manœuvres impliquant des canons à eau s’inscrivent dans une série d’incidents répétés qui ont durci les relations entre la Chine et ses voisins.
- 2012 : Pékin prend le contrôle du récif de Scarborough, riche en ressources halieutiques, éloignant progressivement les pêcheurs philippins.
- Janvier 2014 : une opération de canons à eau contre des pêcheurs philippins près de Scarborough déclenche une protestation officielle de Manille.
- 16 novembre 2021 : trois navires des garde-côtes chinois repoussent des bateaux civils philippins transportant vivres et eau vers une position militaire philippine à Second Thomas Shoal.
- Août 2023 : un canonnage d’un bateau d’approvisionnement philippin à Second Thomas Shoal endommage son étrave et ses instruments de navigation.
- 22 octobre 2023 : collision entre navires chinois et philippins près de Second Thomas Shoal, entraînant des dégâts matériels visibles.
- Mars 2024 : nouveaux incidents avec usage de canons à eau et contacts physiques, causant des blessures à des marins philippins.
La récurrence de ces épisodes montre que les canons à eau sont devenus un outil privilégié pour dissuader l’accès et maintenir une emprise sur les récifs et les voies maritimes contestés.
Canons à eau, milices maritimes et guerre grise
Les analystes qualifient ces pratiques de « guerre grise » : un registre d’actions situées entre la paix et la guerre ouverte, visant à changer des faits accomplis sans recourir aux armes létales.
Les éléments clés de cette stratégie sont les suivants :
- Recours massif aux garde-côtes et à des flottilles de pêche civiles agissant comme « milices maritimes », plutôt qu’aux bâtiments militaires, afin de préserver une marge d’ambiguïté.
- Renforcement des capacités en mer : construction de patrouilleurs de très grande taille (10 000 à 12 000 tonnes) et déploiement d’un nombre important de navires de garde-côtes, certains rapports évoquant plus de 150 unités de grande taille.
- Objectif stratégique : accroître le coût de la résistance, intimider les rivaux et imposer une présence durable sans déclencher d’engagements armés généralisés.
Pour Pékin, les canons à eau bilingues de haute précision — désormais « assistés » par l’IA — représentent un instrument adapté à cette logique de coercition graduée, permettant de « soumettre l’adversaire sans combattre » tout en réduisant le risque d’une montée vers un conflit majeur.
Perspectives et risques d’évolution
Les observateurs anticipent une augmentation de la fréquence et de l’intensité des usages de canons à eau dans la région. L’intégration de l’IA accroît l’efficacité opérationnelle de ces dispositifs et complique les réponses des pays ciblés.
Les conséquences potentielles incluent :
- Une normalisation progressive de la coercition non létale, rendant plus difficile le retour à des règles de navigation consensuelles.
- Des incidents accidentels plus graves si des manœuvres rapprochées se multiplient, malgré l’absence d’intention d’utiliser des armes létales.
- Un dilemme stratégique pour les États voisins et leurs partenaires, qui doivent concilier dissuasion, soutien diplomatique et évitement d’une escalade militaire.
Au cœur de ces dynamiques, les canons à eau — et plus encore les canons à eau Chine intégrant l’IA — sont appelés à jouer un rôle central dans la compétition pour le contrôle maritime en mer de Chine du Sud.