La France dispose d’entreprises mondiales — L’Oréal, Danone, Airbus, Stellantis, Dassault, LVMH, Hermès — et d’une main‑d’œuvre hautement qualifiée ; la question est de savoir si une IA industrielle européenne, souveraine et spécialisée, peut devenir la prochaine révolution pour les industries françaises et européennes.
IA industrielle européenne : atouts et contraintes pour l’industrie
Le concept de vibe coding a montré qu’il est possible, sans compétences techniques poussées, de créer des sites, applications ou services en dialoguant en langage naturel avec une intelligence artificielle. Des outils comme Windsurf, Cursor ou Lovable rendent cette approche accessible, immédiate et puissante. Appliquée à l’industrie, cette logique devient ce que certains appellent le vibe engineering : l’ingénieur ne remplace pas ses outils mais devient chef d’orchestre d’une chaîne logicielle complexe.
Plutôt que d’apprendre la syntaxe et les interfaces de chaque logiciel — CAO, simulateurs CFD, bases de données matériaux, plateformes de test — l’ingénieur dialogue avec une IA qui pilote ces outils pour lui. Qu’il s’agisse d’un ingénieur aéronautique, d’un chimiste ou d’un énergéticien, l’IA devient une interface universelle permettant d’explorer rapidement des architectures alternatives et de tester des approches radicalement différentes.
Cependant, transposer ce modèle à l’industrie lourde — aéronautique, automobile, spatial, énergie, chimie — soulève des enjeux critiques : sécurité, conformité réglementaire, fiabilité et protection de données sensibles. Des entreprises comme Safran, Thales ou Stellantis travaillent sur des informations stratégiques, souvent impossible à anonymiser ou à exporter. Solvay, TotalEnergies ou Air Liquide détiennent des formulations, procédés et données de production qui constituent un avantage concurrentiel.
Les grands modèles actuels sont majoritairement hébergés sur des clouds extra‑européens et soumis à des législations extraterritoriales, ce qui pose des problèmes de souveraineté et de sécurité. De plus, sans accès aux données propriétaires et à l’historique métier d’une entreprise, ces modèles offrent des réponses génériques, peu ancrées dans la réalité opérationnelle de l’entreprise.
La piste proposée est inversée : considérer ces données propriétaires comme le cœur de la valeur. Une IA déployée chez l’utilisateur, au plus près des données — sur serveurs locaux ou infra souveraine — peut acquérir un « grounding » indispensable. Des architectures RAG (retrieval‑augmented generation) permettent de consulter en direct la mémoire industrielle : rapports techniques, spécifications, données de maintenance, plans CAO, tolérances machines, contraintes fournisseurs. Ainsi, un modèle généraliste devient un expert métier contextualisé, capable de fournir des réponses ancrées dans le concret.
Avec ce type d’outils, l’ingénieur ne disparaît pas ; il devient un ingénieur augmenté. L’IA accélère la phase de prototypage : ce qui prenait des semaines peut se faire en heures, autorisant l’exploration rapide de nombreuses pistes. Tester 10, 20 ou 100 hypothèses en parallèle, pivoter rapidement, valider ou invalider des concepts en quelques itérations change la manière d’innover : on passe d’un processus linéaire et prudent à une exploration multiple et parallèle.
Cette démocratisation de l’innovation permet à des acteurs industriels de tailles variées de rattraper un retard financier face à des homologues chinois ou américains, en rendant accessibles des capacités de prototypage et d’expérimentation auparavant réservées aux mieux financés.
Ces IA souveraines et spécialisées tirent leur valeur d’un écosystème complet : supercalculateurs, sécurité des données, cadres réglementaires adaptés et infrastructures locales. Le marché européen de l’IA représentait environ 58 milliards d’euros en 2024, avec une croissance attendue de +33 % par an jusqu’en 2030. L’IA industrielle devrait passer de 6,6 milliards d’euros aujourd’hui à environ 23 milliards d’euros d’ici 2032 (+17 %). L’initiative européenne « AI gigafactories », plan de 20 milliards d’euros pour déployer des infrastructures souveraines de calcul et héberger des modèles spécialisés, illustre une volonté de miser sur l’autonomie technologique.
En privilégiant des modèles pragmatiques et spécialisés plutôt que de larges modèles généralistes, l’Europe peut exploiter son héritage industriel et son savoir‑faire pour construire une offre d’IA industrielle européenne adaptée aux besoins concrets des entreprises : déploiement sur site, maîtrise de la propriété intellectuelle et travail en équipe homme‑machine.
Le vibe engineering pourrait être la transformation que l’industrie attend. L’enjeu pour l’Europe est de convertir ses décennies d’expertise industrielle en avantage compétitif réel en associant souveraineté, spécialisation et ancrage opérationnel.