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Henry James et son régime miracle : entre mots et poids

by Sara
France, USA

Henry James reste, pour nombre de lecteurs et de lectrices, un écrivain de la nuance et de l’ambiguïté ; dans cet article on rappelle comment l’auteur a même adopté un « régime miracle » — le fletchérien — et comment cette pratique a alimenté la métaphore de l’écriture, entre mâcher les mots et digérer les intrigues.

Henry James et le régime fletchérien

Publié le 18 août 2025 à 17h00, cet article reprend des éléments développés par Mona Ozouf dans La Muse démocratique (1998), où elle fait d’Henry James un maître de l’indétermination. Selon Ozouf, ses romans et nouvelles laissent toujours place à l’ambiguïté morale, à l’incertitude des motivations comme des intentions, ainsi qu’à « une forme de silence délibéré dans le récit ». James n’assène nulle vérité, ne tranche que rarement et préfère exposer des situations complexes, aux interprétations ouvertes, voire insaisissables.

Cette manière de faire — ce refus du simplisme et du jugement catégorique — est au cœur du charme et du pouvoir de l’écrivain : des silences qui ne sont pas des manques mais des espaces de liberté laissés au lecteur. Pour Ozouf, cette posture rend James l’un des romanciers les plus raffinés et les plus civilisés.

Parallèlement à cette esthétique de la réserve, Henry James s’est efforcé, dans sa vie quotidienne, de réguler son corps. Afin de préserver sa santé et de se délester de nombreux kilos superflus, l’écrivain avait jadis entamé un régime qualifié de « fletchérien ». Il s’agissait d’une méthode alimentaire fondée à la fin du XIXe siècle par Horace Fletcher, surnommé « The Great Masticator », qui recommandait de mâcher chaque bouchée — cent fois si nécessaire — jusqu’à ce qu’elle devienne liquide afin de maximiser l’absorption des nutriments.

La cohabitation de cette pratique corporelle et de l’art de l’indétermination littéraire invite à une image plaisante : de là à l’imaginer mâcher ses mots, il n’y a qu’un pas. Cette métaphore illustre la façon dont, pour James, le langage peut être autant à « digérer » par le lecteur qu’à « mâcher » par l’écrivain lui‑même, un procédé de lente transformation plutôt qu’une consommation immédiate et transparente.

Entre lecture, désir et impatience

La lectrice qui signe ces lignes avoue son admiration sans réserve pour Henry James, tout en reconnaissant sa propre difficulté face à l’indécidable. « La lectrice, en l’occurrence, puisqu’il s’agit de moi. J’ai une admiration sans limites pour Henry James. Bien que je ne sois pas toujours à la hauteur de cette liberté qu’il semble m’offrir. » Les jours où l’on cède à l’impatience, l’envie surgit de forcer l’œuvre à se confesser : « alors, Henry, c’est une histoire de fantômes pédophiles, d’une folle hystérique ou quoi ? »

La tentation de trouver des clefs uniformes pousse certains lecteurs à chercher des explications toutes faites ; l’auteure évoque son propre recours à la recherche en ligne, en tapant « The Turn of the Screw, explication, soluce » pour tenter d’avoir raison du mystère. Elle raconte aussi des accès de colère où, prise de la hargne, elle voudrait « intimier à l’auteur des Ailes de la colombe (1902), horresco referens, de bien vouloir cracher sa Valda. » Ces phrases témoignent d’un rapport intime, parfois conflictuel, au texte et à son auteur.

Le parallèle entre régime et écriture, loin d’être anecdotique, souligne une idée simple : lire James demande du temps, de la lenteur et une disposition à accepter l’incertitude. À l’inverse, le désir d’« avaler » l’œuvre d’un seul tenant reflète une impatience contemporaine qui se heurte à l’esthétique jamesienne.

Ce que laisse l’écrivain

Henry James, tel que le présente Mona Ozouf et tel que le ressent la lectrice, demeure un écrivain qui privilégie la nuance et la réserve. Son usage du silence et de l’ambiguïté n’appauvrit pas le récit ; il en fait au contraire une générosité : un espace où le lecteur peut interpréter, hésiter et revenir.

Que l’on voie dans son régime fletchérien une curiosité biographique ou une image métaphorique, la concomitance entre maîtrise du corps et maîtrise de la phrase invite à considérer l’écrivain dans toute sa complexité. Mâcher les mots ou les laisser en suspens, c’est au fond la même exigence de patience et d’attention — pour l’auteur comme pour le lecteur.

source:https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2025/08/18/imaginer-henry-james-en-train-de-macher-comme-une-vache-ses-intrigues-peut-m-aider-a-le-digerer-mieux-encore_6631652_3451060.html

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