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Depuis les premières expérimentations humaines jusqu’à la biotechnologie moderne, l’humanité marche sur un fil ténu entre génie et destruction. Les progrès en biologie moléculaire et en intelligence artificielle offrent des promesses médicales immenses, mais ils réduisent aussi les barrières techniques à la création et à la dissémination d’agents pathogènes. Face à ces transformations, la question se pose avec acuité : sommes-nous proches d’un basculement vers une ère où la guerre biologique devient plausible à grande échelle ?
La pandémie comme test grandeur nature
La crise du Covid-19 a agi comme un test de pénétration mondial, révélant les failles des systèmes de santé, de surveillance et de gouvernance. Le virus s’est propagé sur tous les continents, touchant populations urbaines et communautés isolées, personnels soignants et dirigeants politiques.
Deux enseignements ressortent clairement :
- Les mesures d’endiguement et les confinements, bien qu’efficaces pour ralentir la propagation, n’ont pas suffi à arrêter totalement le virus.
- Le développement vaccinal a été remarquable, mais il a pris du temps et réclamé des moyens industriels et logistiques considérables.
Cette expérience rappelle que la capacité à résister à une pandémie naturelle n’implique pas automatiquement la résilience face à une attaque délibérée ou à un agent génétiquement modifié.
Un héritage historique inquiétant
L’usage de maladies et d’agents biologiques à des fins militaires n’est pas nouveau. Dès les guerres anciennes, des armées ont tenté d’affaiblir l’adversaire par des infections ciblant bêtes de somme ou populations.
Au XXe siècle, ces pratiques ont pris une ampleur industrielle :
- Unités militaires ont expérimenté et utilisé des agents pathogènes pendant les deux guerres mondiales.
- Des programmes étatiques, notamment durant la Guerre froide, ont mené à des dispersions d’agents en milieu urbain pour évaluer leur potentiel.
Ces épisodes historiques démontrent que la menace n’est pas seulement théorique : des États et des groupes ont déjà franchi la ligne. Ils soulignent aussi la difficulté d’empêcher toute militarisation de la biologie.

La double lame : biotechnologie et intelligence artificielle
Les percées récentes en édition génétique, biologie synthétique et intelligence artificielle ont transformé le paysage. Des outils comme CRISPR-Cas9, la PCR, l’ADN synthétique et des plateformes d’IA de grande ampleur accélèrent la recherche — mais abaissent aussi les barrières techniques pour concevoir des agents pathogènes.
Quelques points saillants :
- CRISPR a rendu la modification du génome plus accessible et précise.
- Des techniques de synthèse d’ADN ont permis la reconstitution ou la création de virus proches d’agents historiques.
- L’IA peut désormais aider à prédire la structure des protéines, concevoir des molécules et planifier des protocoles expérimentaux.
Ces combinaisons ouvrent des possibilités thérapeutiques remarquables, mais elles peuvent aussi faciliter la conception d’organismes plus transmissibles ou plus résistants aux défenses immunitaires.

L’intelligence artificielle ajoute une couche de complexité : des modèles puissants peuvent synthétiser et corréler des connaissances scientifiques à une vitesse inouïe, rendant possible la conception d’agents pathogènes par des acteurs malveillants disposant d’un accès limité à des infrastructures sophistiquées.

Pourquoi la dissuasion classique échoue face à la guerre biologique
Le principe du « destruction mutuelle assurée », efficace pendant la Guerre froide pour les armes nucléaires, s’avère inadapté aux menaces biologiques. Plusieurs facteurs expliquent ce décalage :
- Attribution difficile : identifier l’origine d’une attaque biologique est souvent complexe et lent.
- Acteurs non étatiques : des groupes terroristes ou des individus déterminés peuvent agir sans crainte de représailles d’État.
- Coûts asymétriques : la mise au point ou la diffusion d’un agent peut être peu coûteuse comparée au prix d’une réponse sanitaire et économique.
Ainsi, la simple menace de représailles ne suffit pas à prévenir les attaques biologiques ; il faut renforcer les capacités défensives et préventives.
Mesures prioritaires pour prévenir le basculement
La prévention exige une stratégie multidimensionnelle mêlant réglementation, capacité industrielle et surveillance technologique. Parmi les actions urgentes :
- Renforcer les systèmes d’alerte précoce pour détecter rapidement des agents modifiés génétiquement.
- Accélérer la production d’équipements de protection et la capacité de fabrication de vaccins et d’antiviraux pour réduire les délais de riposte.
- Imposer des licences et des contrôles stricts pour certains types de recherches et d’installations biologiques.
- Appliquer des règles « Know Your Customer » aux fournisseurs de matériels et réactifs biologiques afin de limiter l’accès aux acteurs malveillants.
- Développer des garde‑fous techniques autour des modèles d’IA pour empêcher qu’ils ne fournissent des protocoles exploitables à des fins létales.
Ces mesures doivent être coordonnées à l’échelle internationale et conçues pour préserver en même temps la recherche légitime et l’innovation médicale.
Vers une gouvernance prudente et proactive
Les États disposent d’outils puissants pour orienter les trajectoires scientifiques : conditions de financement, interdictions ciblées, inspections et exigences de traçabilité. Mais la régulation seule ne suffit pas.
Il faut aussi :
- Favoriser une culture de responsabilité au sein des laboratoires et des entreprises biotech.
- Investir dans des infrastructures publiques capables de produire en masse masques, équipements de protection et vaccins en quelques semaines.
- Associer les développeurs d’IA aux décideurs publics pour définir des « lignes rouges » opérationnelles et pratiquer des audits technologiques.
Une gouvernance efficace doit trouver l’équilibre entre sécurité et progrès, afin de ne pas étouffer les innovations bénéfiques tout en limitant les risques d’abus.
Un défi moral et politique du XXIe siècle
Le monde est confronté à un dilemme profond : comment profiter des immenses bénéfices médicaux offerts par la biologie moderne sans ouvrir la porte à des catastrophes intentionnelles ou accidentelles ?
Il n’existe pas de solution miracle, mais l’histoire offre des leçons utiles. Comme les villes ont appris à prévenir et éteindre les incendies, les sociétés peuvent bâtir des systèmes résilients pour contenir et contrer les menaces biologiques.
La clef réside dans la prudence quotidienne, la coopération internationale et la volonté politique d’investir massivement dans la biosécurité — un investissement qui protège non seulement la santé publique, mais aussi la stabilité économique et la sécurité collective.
Comme l’observait John von Neumann, face à l’inéluctable progression du progrès technologique, la meilleure réponse reste la sagesse, la patience et la flexibilité dans l’action.