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Afghanistan : la modernisation des routes, un levier stratégique pour relier le pays à la Chine
À environ 200 kilomètres au sud de Kaboul, la capitale afghane, Haji Hafiz Jakri se tient à côté de son camion immobilisé au bord de l’ancienne route menant à Kandahar. Cette voie, dégradée par les pluies, s’est transformée en bourbiers, multipliant par deux la durée d’un trajet censé durer six heures.
En essuyant la boue de ses chaussures, il confie : « S’ils avaient fini de rénover la route comme promis, nous aurions livré les marchandises en moitié moins de temps. » Cette route, loin d’être un simple chemin local, constitue un axe stratégique reliant la capitale aux régions méridionales vitales pour le pays.
Les autorités talibanes misent sur ce projet d’infrastructure majeur pour stimuler l’économie nationale et renforcer la cohésion interne, malgré l’absence de financements internationaux et l’isolement politique depuis leur prise de pouvoir en août 2021.
Le corridor Kaboul-Kandahar : un retour au cœur du réseau national
Le gouvernement taliban concentre ses efforts sur la réhabilitation de la route nationale Kaboul-Kandahar, longue de 483 kilomètres. Cette artère relie la capitale à cinq provinces clés : Kaboul, Logar, Ghazni, Zabul et Kandahar.
Initialement construite dans les années 1950 avec l’appui de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), cette route a été modernisée dans les années 1970. Cependant, elle a subi de lourds dégâts durant les conflits successifs, notamment dans les années 1990 et après 2001. Les explosions répétées et le manque d’entretien ont gravement détérioré son état.
Cette dégradation a provoqué de nombreux accidents tragiques et rallongé considérablement les temps de trajet. Plusieurs chauffeurs interrogés par Al Jazeera qualifient aujourd’hui cette route de « menace quotidienne pour la vie », en particulier dans les zones montagneuses aux virages dangereux.
Ismatullah Aziz, originaire de Ghazni, raconte la perte de son frère dans une collision entre deux bus causée par un trou béant sur la route. « Réparer cette voie ne signifie pas seulement faciliter le commerce, c’est aussi sauver des vies », insiste-t-il.
Renforcement des liaisons nord-est et sud
Parallèlement à la réhabilitation de cette route majeure, le gouvernement met en œuvre plusieurs projets visant à relier les zones isolées et renforcer l’intégration nationale. Parmi les initiatives les plus notables :
- Route Karan Mangan – Barun : ce tronçon de 175 kilomètres relie les provinces de Badakhchan et Nuristan. À ce jour, 104 kilomètres ont été bitumés. Hafiz Mawlawi Naqibullah Faraqani, directeur de l’ingénierie à la Brigade spéciale de défense, souligne que cette route ne dessert pas seulement les populations locales, mais connecte également le nord à l’est, facilitant le commerce avec le Pakistan via le corridor Shah Salim. Ce projet devrait réduire la distance entre Kaboul et Badakhchan de plus de 230 kilomètres.
- Route Brian Panjshir – Baharak Badakhchan : longue de 210 kilomètres, cette voie a déjà vu l’asphaltage de 148 kilomètres. Elle vise à raccourcir la distance entre la capitale et Badakhchan, tout en permettant la circulation des poids lourds, facteur clé pour le développement local.
Le tunnel de Salang : un axe vital au cœur de l’Hindou Kouch
La route de Salang, traversant le massif de l’Hindou Kouch, est un passage crucial reliant le nord au centre de l’Afghanistan. Elle comprend un tunnel de 2,7 kilomètres, construit dans les années 1960 avec le soutien soviétique, qui a longtemps été un pilier pour les échanges économiques entre le nord et le sud du pays.
Malgré son importance, le tunnel a souffert de négligence, de destructions liées aux conflits et d’avalanches. En 2023, le gouvernement a lancé un vaste projet de réhabilitation, incluant le coulage de béton à l’intérieur du tunnel et la réparation des structures anti-avalanche.
Abdul Ghani Baradar, vice-Premier ministre chargé des affaires économiques, a qualifié ce chantier de second plus grand projet national après le canal de Qosh Tapa, soulignant son rôle essentiel dans la sécurité et la facilitation du commerce intérieur.
Vers une infrastructure durable
Selon le ministère des Travaux publics, plus de 80 projets routiers ont été achevés ou lancés l’an dernier. Ces projets couvrent la réhabilitation des routes principales, la construction de ponts, et la connexion des villages aux centres urbains.
Le sous-directeur technique, Mawlawi Abdul Karim Fateh, précise que le ministère ambitionne de bâtir un réseau national moderne respectant les normes internationales. « Nous avons rénové plus de 1 698 kilomètres de routes asphaltées et utilisons des cartes actualisées ainsi que des techniques de construction modernes pour garantir la durabilité sur plusieurs décennies », ajoute-t-il.
Mohammad Ashraf Haqshenas, porte-parole du ministère, rappelle que ces infrastructures ne se limitent pas à l’asphaltage, mais constituent des leviers de développement économique. Ces projets ont permis de réduire les coûts de transport jusqu’à 30 %, de créer des milliers d’emplois temporaires et permanents, et d’améliorer l’accès des produits agricoles aux marchés, malgré les difficultés financières et logistiques liées aux zones montagneuses.
L’espoir du corridor Wakhan vers la Chine
Au-delà du renforcement des connexions internes, le gouvernement vise un tournant régional en direction de la Chine. Dans l’extrême nord-est de l’Afghanistan, les autorités ont entamé la construction d’une route à travers le corridor de Wakhan, en direction de la frontière chinoise.
Ce projet s’inscrit dans le cadre de la volonté d’intégrer l’initiative chinoise « la Ceinture et la Route ». Les responsables espèrent que cette nouvelle voie deviendra une porte commerciale stratégique reliant l’Afghanistan à la Chine et à l’Asie centrale.
Des analystes estiment que le succès de ce corridor Wakhan-Kolan pourrait transformer la donne géopolitique en connectant trois grandes régions : la Chine, l’Asie du Sud et l’Asie centrale.
Financement limité et questionnements sur la transparence
Face au gel des avoirs et à l’absence d’aides internationales, le gouvernement s’appuie principalement sur les recettes douanières, fiscales, ainsi que sur un soutien limité de pays tels que la Chine et la Turquie.
Cependant, certaines enquêtes ont révélé l’attribution de contrats sans appel d’offres ouvert, soulevant des interrogations sur la transparence et les mécanismes d’attribution.
Au-delà des routes : l’infrastructure, moteur potentiel de développement
Les experts estiment que les projets routiers peuvent être une porte d’entrée pour renforcer l’économie et valider la légitimité du gouvernement. Toutefois, ils avertissent que ces initiatives risquent de rester symboliques sans réformes structurelles, partenariats internationaux efficaces et participation active des communautés locales.
La grande question demeure : les Talibans réussiront-ils à faire de la reconstruction des routes un levier économique capable de sortir l’Afghanistan de son isolement et d’instaurer une stabilité durable ? Ou l’asphaltage seul ne suffira-t-il pas à franchir ce cap ?