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Il y a deux ans, la peinture commençait à s’écailler sur la maison de Mohammad Mohsin, située dans le district de Meerut en Inde, à environ 100 km de New Delhi. Les murs verts, blancs et jaunes avaient encore des traces des moussons de l’année précédente. Un passage étroit, haut de seulement 0,9 mètre, menait de la cuisine à une cour où s’entassaient bouses de buffle, un scooter rouillé et un lit à bascule grinçant.
Mohsin expliquait en février dernier, lors d’une visite, qu’ils attendraient le mariage de sa sœur Aman pour repeindre la maison. Mais la date prévue est passée sans que la cérémonie ait lieu. En 2023, Mohsin avait emprunté environ 1 440 dollars grâce au système du Kisan Credit Card (KCC), une initiative gouvernementale indienne destinée aux agriculteurs.
Un crédit agricole aux bonnes intentions dévoyées
Lancé en 1998, le KCC vise à moderniser le crédit rural en offrant des prêts à court terme à faible taux d’intérêt (4 % par an) pour les besoins agricoles, remplaçant ainsi les prêteurs privés usuriers. Ce crédit fonctionne comme une ligne de crédit renouvelable, permettant d’emprunter au début d’une saison et de rembourser après la récolte.
Pourtant, depuis plusieurs années, ce système s’est éloigné de son but initial. Beaucoup d’agriculteurs utilisent ces fonds non pas pour cultiver, mais pour faire face à des dépenses sociales lourdes, notamment le paiement de la dot lors des mariages, une tradition profondément ancrée dans certaines régions rurales.
La dot, un fardeau financier insurmontable
Mohsin a utilisé son prêt KCC non pas pour acheter des engrais ou planter de la canne à sucre, mais pour régler la dot exigée par la famille du futur mari d’Aman. La famille demandait une voiture Maruti Wagon-R, un SUV Mahindra Scorpio, et plusieurs centaines de milliers de roupies en liquide.
Le KCC, utilisable comme une carte de crédit, permet même des retraits d’espèces aux distributeurs automatiques. Mohsin a retiré l’argent pour payer l’acompte d’une voiture. Mais en 2025, le mariage a été annulé à cause de nouvelles exigences de dot. Mohsin se retrouve alors avec une dette importante, sans argent pour semer ou investir dans son exploitation.
Il peine à rembourser, le taux d’intérêt passant de 4 % à 7 % en cas de retard, ce qui alourdit encore sa charge. La menace de voir son prêt déclaré « actif non performant » pèse sur son avenir financier.
Une lutte pour la dignité au cœur de la ruralité indienne
Aman, âgée de 22 ans, a terminé une formation en théologie islamique équivalente à une licence. Sa famille continue de chercher un prétendant, mais la négociation de la dot reste un obstacle. Selon les données officielles, en 2024, une femme indienne est morte toutes les 30 heures à cause de violences liées à la dot.
La mère d’Aman témoigne : « Dans notre région, pas de dot signifie pas de marié. » Chaque nouveau mariage nécessite une nouvelle somme d’argent, poussant la famille à recourir à nouveau au KCC. Or, un nouveau prêt ne peut être accordé tant que l’ancien n’est pas remboursé intégralement.
Des intermédiaires locaux proposent alors des solutions en prêtant de l’argent à des taux exorbitants (2 à 5 % par jour) pour rembourser les intérêts et faire renouveler le principal. Mohsin serait alors piégé dans un cycle sans fin d’endettement.
Un système issu d’un contexte de pauvreté et de besoin
L’aide publique en Inde est insuffisante face aux urgences médicales, à l’éducation ou aux dépenses sociales, forçant les agriculteurs à recourir à des crédits destinés à l’agriculture mais utilisés à d’autres fins. La part des dépenses publiques de santé reste inférieure à 2,5 % du PIB, ce qui laisse les familles vulnérables en cas de coup dur.
Vijoo Krishnan, leader syndical paysan, évoque un « piège de la dette liée au développement » où les agriculteurs contractent des prêts non pour investir, mais pour survivre. Une étude de 2024 révèle que seulement une minorité de prêts KCC est utilisée pour l’agriculture, tandis que les autres servent aux besoins domestiques, aux soins médicaux, à l’éducation et aux mariages.
La peur du remboursement et ses conséquences sociales
La peur de ne pas rembourser est liée à une honte sociale intense. Dans les villages où chacun se connaît, la visite d’un représentant bancaire pour récupérer des dettes est perçue comme une humiliation majeure. Mohsin confie que le système détruit la dignité, pas seulement la porte d’entrée.
Pour éviter cette honte, les agriculteurs comme lui préfèrent passer par des intermédiaires, malgré leurs taux d’intérêt très élevés, pour renouveler les prêts sans rembourser le capital.
Des prêts renouvelés sans fin et un endettement croissant
Thomas Franco, ancien secrétaire général d’une fédération bancaire, explique que les prêts sont souvent renouvelés sans remboursement réel, ce qui donne l’illusion de succès dans les comptes bancaires, mais alimente en réalité la crise de la dette agricole.
Selon les données officielles de 2024, plus de 120 milliards de dollars ont été prêtés via le KCC, contre 51 milliards en 2014. Pendant ce temps, les suicides chez les agriculteurs augmentent. En 2023, l’État riche du Maharashtra a enregistré 2 851 suicides, avec une hausse notable dans la région de Marathwada en 2025.
La nécessité de réformes structurelles profondes
Les critiques soulignent que sans un système public plus solide pour la santé, l’éducation et un agriculteur rémunéré correctement, des solutions comme le KCC resteront des palliatifs insuffisants.
Jayati Ghosh, économiste réputée, dénonce la conception décalée du crédit agricole, contraignant les remboursements dans un laps de temps irréaliste. Pour elle, les institutions financières comme la banque centrale ou NABARD échouent à adapter le financement aux réalités du terrain.
Elle insiste sur le fait que les prêts ne suffisent pas sans investissements dans l’irrigation, la sécurité foncière, la recherche locale, le stockage et l’accès aux marchés.
Des scandales et un manque de contrôle persistant
Le système KCC a également été entaché par de multiples fraudes. Par exemple, dans la ville de Kaithal, six agriculteurs ont obtenu près de 88 000 dollars par faux documents, une somme qui a atteint 110 000 dollars avec les intérêts. En Uttarakhand, un commerçant a été condamné pour avoir falsifié des factures d’un million de dollars.
À Lucknow, plusieurs gestionnaires de banque ont permis des prêts frauduleux totalisant près de 792 000 dollars. Malgré cela, la supervision reste faible selon un agent d’attribution de prêts travaillant dans l’Uttar Pradesh.
Pour certains responsables agricoles, le problème est plus profond que la fraude : il s’agit de dignité humaine. Les prêts ne peuvent compenser l’absence d’investissements publics nécessaires.
Un avenir incertain pour l’agriculture en Inde
Dans un village pauvre, la possession d’un buffle, valeur de 960 dollars, est un symbole de statut, mais ne suffit pas à rembourser les dettes. Mohsin, incapable de renouveler un prêt KCC de 1 500 dollars depuis plus de deux ans, continue de rembourser l’ancien prêt.
Chaque récolte apporte des factures et des pertes. En regardant ses champs de canne à sucre, déjà brûlés par le soleil, il se demande : « Parfois, je me demande si l’agriculture a encore un avenir. »