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« La roulette a été créée pour les Russes et pour aucun autre… nous jouons sans réfléchir. » Cette image littéraire extraite de Dostoïevski éclaire, d’un trait, une forme d’impulsivité attribuée à certains choix historiques russes. Qu’il s’agisse des paris des tsars, des manœuvres soviétiques avec l’Allemagne nazie ou des confrontations de la guerre froide, le motif d’un « tout ou rien » revient avec force.
La crise des missiles (1962) : un précédent incandescent
À l’été 1962, le général soviétique Igor Statsenko survola Cuba pour examiner des sites destinés à accueillir des missiles balistiques nucléaires. Le camouflage imaginé — s’abriter derrière les palmiers — se révéla illusoire face à la réalité du terrain.
Les photographies prises par un avion espion américain en octobre montrèrent clairement les rampes, déclenchant la confrontation la plus dangereuse du XXe siècle entre Washington et Moscou.
Face à l’escalade, Nikita Khrouchtchev parvint à reculer au dernier instant, en négociant un retrait des missiles soviétiques de Cuba en échange d’un engagement américain à ne pas envahir l’île — et d’un retrait secret des missiles Jupiter en Turquie.
La décision : impulsion individuelle et brouillard institutionnel
Les documents déclassifiés montrent que la décision de déployer des missiles à Cuba est née d’un cercle restreint autour de Khrouchtchev, et non d’un large débat d’État. Les historiens soulignent le caractère improvisé et mal planifié de l’opération.
Des conseillers militaires qui doutaient de la faisabilité furent réduits au silence. Un épisode symbolique évoque un ministre frappé d’une « botte sous la table » pour l’empêcher de contester la décision en public.
La culture du secret et la peur d’irriter le dirigeant ont nourri une image faussée de la situation remontant vers le sommet, contribuant à un emballement qui aurait pu mener à la catastrophe.
Parallèles avec l’invasion de l’Ukraine en 2022
Les analystes remarquent des similitudes frappantes entre la logique de Khrouchtchev et celle attribuée à Vladimir Poutine. Dans les deux cas, un sentiment d’humiliation stratégique et la volonté de restaurer une image de puissance ont pesé lourd dans la décision de recourir à des actions risquées.
Avant l’offensive sur l’Ukraine, des milliers de soldats russes avaient été mobilisés sous couvert d’exercices, à la manière de la « manœuvre Anadyr » en 1962. Beaucoup de combattants n’auraient appris la réalité du conflit qu’au dernier moment.
La concentration des décisions dans un petit cercle, la minimisation des voix critiques et la diffusion de rapports rassurants vers le sommet sont des traits communs qui ont affaibli la capacité de correction en temps réel.
Mécanismes de pouvoir et esprit de la « mécanique du pari »
Plusieurs facteurs expliquent la propension à la prise de risque :
- Un sentiment de menace permanente face à l’Occident et au déplacement d’influence sur les frontières stratégiques.
- La substitution du maintien du pouvoir à toute autre considération stratégique.
- La création d’un récit où l’escalade est présentée comme la seule voie pour préserver la dignité et la sécurité nationale.
Ce schéma fait apparaître le recours à la menace nucléaire non comme un ultime tabou inviolable, mais comme un instrument de pression envisageable dans l’esprit de décideurs convaincus d’avoir tout à perdre.
Le risque d’escalade nucléaire aujourd’hui
La rhétorique russe évoquant la possibilité d’un recours aux armes nucléaires a ravivé la « zone d’ombre » autour du fameux interdit nucléaire. Cette normalisation croissante du discours augmente le danger d’une escalade irréversible.
Les avis occidentaux divergent :
- Certaines autorités estiment que l’usage effectif reste peu probable en raison des conséquences catastrophiques.
- D’autres experts et responsables du renseignement mettent en garde contre l’erreur d’appréciation et rappellent que la probabilité d’un geste involontaire ou d’un calcul fatal n’est pas nulle.
Le véritable péril, selon plusieurs analystes, est que la logique du pari mène à fermer les portes du retrait prudent. Contrairement à Khrouchtchev, qui disposait d’un espace de négociation — certes limité — Poutine pourrait se retrouver sans issue de repli acceptable pour sa réputation interne.
Quelles leçons retenir ?
Plusieurs enseignements apparaissent essentiels pour réduire le risque d’une escalade nucléaire :
- Rétablir des canaux de communication directs et transparents entre grandes puissances pour éviter les mauvaises interprétations.
- Renforcer la résilience des institutions décisionnelles afin que la critique et l’expertise technique préviennent les décisions impulsives.
- Maintenir, et réaffirmer, des normes internationales dissuasives pour rendre l’usage du nucléaire politiquement et moralement coûteux.
Sans ces garde-fous, la logique du « tout ou rien » pourrait transformer des calculs risqués en une escalade aux conséquences imprévisibles, rendant le monde plus vulnérable à une catastrophe d’ampleur globale.


