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Un choc pour la liberté de la presse en Tunisie
Le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, n’a pas été un jour ordinaire pour de nombreux journalistes tunisiens, ainsi que pour un large éventail de politiciens et de vétérans du journalisme ayant consacré plus de quarante ans à la profession. Le monde médiatique et politique a été frappé par le classement de Reporters sans frontières, positionnant la Tunisie au 129e rang mondial. Cette chute est d’autant plus marquante que le pays se situait parmi les cinquante premiers pendant plus d’une décennie.
Cette dégradation notable reflète un recul inquiétant des libertés médiatiques dans une nation qui a accompli une révolution et entamé une transition démocratique, longtemps considérée comme un « modèle » dans un contexte arabe complexe et sensible.
Une régression majeure depuis juillet 2021
Le secteur des médias connaît une sérieuse régression. Longtemps perçu comme libéré de la tutelle politique, de la censure et des politiques d’étouffement, il régresse aujourd’hui à l’un des derniers rangs mondiaux. Depuis le « coup d’État » du 25 juillet 2021 et les quatre années suivantes, la situation est lourde pour la conscience, l’expérience et l’histoire récente de la Tunisie.
Certains observateurs comparent désormais la liberté de la presse actuelle non pas à la décennie post-révolution (2011-2021), mais à l’ère du régime déchu, souvent qualifiée de « période autoritaire » ou de « années de braise ». Ironiquement, l’époque de Zine el-Abidine Ben Ali est perçue comme plus clémente que la période actuelle sous la présidence de Kaïs Saïed, qualifiée par certains de « années sèches » ou d’« années sans libertés ».
La comparaison entre l’après-révolution et aujourd’hui n’a plus lieu d’être, tant la situation est différente et alarmante.
La décennie démocratique : un âge d’or de la liberté d’expression
Durant la décennie dite de la transition démocratique, les questions liées à la liberté des médias ne se posaient pas. Journalistes, politiciens et citoyens s’exprimaient librement, comme dans un festival ouvert sans barrières ni censeurs.
- Les médias surveillaient tout : le gouvernement, la présidence, le parlement, les partis politiques, les syndicats, et même entre eux.
- La critique était omniprésente et sans limites, à tel point que certains observateurs décrivaient la situation comme « totalement incontrôlée ».
Mais depuis, un « tunnel sombre » s’est formé autour des médias, sans clair horizon de sortie.
Une nouvelle équation médiatique
- La politique, avec son dynamisme intellectuel et partisan, a été « tuée », réduisant le débat public et l’expression libre de conflits et d’échanges politiques.
- Les médias ont été placés sous un contrôle strict, devenant un simple relais de propagande pour le pouvoir actuel, justifiant ses actions et attaquant sans relâche ses opposants.
- Des figures proches de l’ancien régime ont été placées à la tête d’institutions médiatiques majeures, ramenant à l’écran des versions dégradées d’une époque passée.
- L’indépendance des médias a été supprimée, les voix dissidentes bannies des plateformes restantes.
- La grande presse indépendante a été absorbée par des institutions gouvernementales, éliminant les derniers bastions d’autonomie journalistique.
- La censure s’est intensifiée, souvent exercée de manière opaque, soumettant toute critique à des risques d’arrestation et de poursuites judiciaires sur la base d’accusations graves comme « complot criminel », « atteinte à la personne du président », ou « diffusion de fausses informations ».
De nombreux journalistes sont aujourd’hui emprisonnés, tandis que d’autres font face à des procédures judiciaires. Certains médias sociaux, autrefois refuges d’expression, ne sont plus épargnés. Même ceux qui avaient initialement soutenu le coup d’État présidentiel ont fini par dénoncer la dérive autoritaire et se retrouvent emprisonnés.
Une responsabilité partagée
Il est douloureux de constater que certains journalistes, institutions, politiciens, juristes et figures autrefois respectées ont encouragé cette dérive, dans une quête de positionnement politique et médiatique après le « coup d’État ».
Un contexte politique désespérant
- Le parlement élu démocratiquement a été dissous, remplacé par une assemblée aux prises avec des prises de position marginales.
- La Constitution de 2014, fruit d’un large consensus, a été remplacée par une version rédigée personnellement par le président Saïed, rejetant même un projet élaboré par une commission qu’il avait lui-même nommée.
- Les conseils municipaux élus ont été dissous, remplacés par des structures non transparentes quant à leur fonctionnement et leurs orientations.
- L’indépendance judiciaire a été remise en cause, avec la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et la mise au chômage forcé de plusieurs juges intègres.
- Des figures politiques majeures de la décennie précédente ont été emprisonnées sur des accusations de « complot », « terrorisme », ou « trahison ». Ces opposants, autrefois actifs dans le débat public, sont aujourd’hui dispersés dans différentes prisons.
Cette classe politique, qui a affronté terrorisme et tentatives de coup d’État, a préféré ne pas recourir à l’emprisonnement comme solution politique, laissant la place à un climat de répression généralisée.
Une transition démocratique devenue une malédiction
Dans le nouveau contexte, la transition démocratique est perçue comme une « malédiction », les libertés comme une « catastrophe », les élections comme une simple « répartition des places », et les partis politiques comme la source des problèmes. Les gouvernements post-révolutionnaires sont vus comme des façades servant des intérêts étrangers.
Les quatre dernières années ont vu une démolition systématique de l’héritage de la révolution de 2010-2011. La Tunisie, autrefois phare dans un monde arabe sombre, semble aujourd’hui éteinte ou sur le point de l’être.
Les causes profondes de la crise médiatique
- Le manque de réforme des lois régissant le journalisme a facilité le contournement des règles et l’instauration du chaos.
- Les structures professionnelles ont été absorbées par des luttes idéologiques dépassées, négligeant la création d’institutions médiatiques solides avec des conseils éditoriaux élus et des politiques claires.
- L’ensemble du secteur médiatique a manqué d’initiatives pour trouver de nouvelles approches de financement, laissant les médias vulnérables au chantage et à la manipulation par le pouvoir.
- Les gouvernements successifs post-révolutionnaires ont parfois favorisé des figures de l’ancien régime, participant ainsi à la perpétuation des problèmes plutôt qu’à leur résolution.
- Un nombre important de journalistes ayant fait partie de la machine autoritaire avant la révolution n’ont jamais été sérieusement tenus pour responsables, certains faisant même aujourd’hui partie du système actuel.
Ces facteurs expliquent en grande partie la situation dramatique de la presse tunisienne.
Un appel à un nouveau journalisme pour une Tunisie éclairée
Comme le disait Shakespeare : « Donnez-moi un peuple, je vous donnerai un théâtre ». Aujourd’hui, la Tunisie lance un cri : « Donnez-moi un nouveau média, je vous donnerai un peuple cultivé, prêt pour la vie démocratique ». L’avenir appartient à ceux qui sauront relever ce défi.