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Depuis ses débuts, la pièce en un acte de Samuel Beckett, Krapp’s Last Tape, fascine par sa simplicité et sa profondeur. Cette œuvre monumentale met en scène un homme âgé, Krapp, qui écoute les enregistrements de sa jeunesse réalisés chaque année à son anniversaire. Ce jeu entre un homme de 69 ans et son propre passé, incarné par son moi de 39 ans, invite à une réflexion poignante sur la mémoire, le regret et le passage du temps.
Une pièce où le passé dialogue avec le présent
Krapp’s Last Tape n’est pas un monologue classique. C’est un dialogue à trois temps entre un Krapp vieillissant, l’enregistrement de son moi plus jeune et la mémoire de ses choix passés. Cette triple temporalité touche à l’universel : chacun peut s’identifier à cette quête de ce qui aurait pu être. Deux productions récentes incarnent cette mise en abyme temporelle, avec Gary Oldman au York Theatre Royal et Stephen Rea au Barbican de Londres.
Stephen Rea, âgé de 78 ans, offre une performance émouvante, enrichie par sa propre voix enregistrée en 2009 pour le rôle du jeune Krapp. Cette pratique rare lie intimement l’acteur à son personnage et à sa propre histoire. De son côté, Gary Oldman, à 67 ans, revient sur scène après 37 ans d’absence, mêlant direction, conception scénique et interprétation dans une production qui rend hommage aux précédents Krapps, notamment Michael Gambon et John Hurt.
Les interprétations marquantes de Rea et Oldman
Krapp, vers la fin de la pièce, exprime un sentiment de perte : « Peut-être que mes meilleures années sont passées ». Pourtant, Stephen Rea dément cette idée par une incarnation pleine de nuances, mêlant gravité et humour. Ses gestes, le choix des intonations et l’utilisation de ses enregistrements personnels créent un lien profond entre passé et présent.
Gary Oldman, plus jeune que le Krapp qu’il incarne, adopte une posture plus fragile et usée, cherchant à capturer la mélancolie de ce personnage hanté par ses souvenirs. Le décor, encombré et ressemblant à un grenier, reflète ce chaos intérieur. La machine à bandes magnétiques, central dans le spectacle, est la même que celle utilisée par John Hurt, symbole d’une continuité artistique.
Un décor symbolique et des détails savoureux
Le décor minimaliste conçu par Jamie Vartan confine Krapp dans une sorte de cellule, soulignant la solitude et l’introspection de ce personnage. Parmi les objets, les bananes, nombreuses et soigneusement cachées dans des tiroirs profonds, deviennent un symbole récurrent. Ces fruits trop mûrs illustrent à la fois la fragilité et la régression du personnage. Oldman et Rea mettent en scène ce rituel avec un réalisme saisissant, chaque bruit de mastication prenant une importance dramatique.
Humour et mélancolie au cœur de la performance
Les deux acteurs maîtrisent avec brio la dimension comique de Krapp. Rea, avec son énergie et sa diction précise, joue sur les décalages entre le passé et le présent, tandis qu’Oldman donne vie à un personnage à la fois léger et profond. Leurs interprétations capturent l’autodérision du personnage face à ses souvenirs, notamment dans ses dialogues avec sa version plus jeune, pleine d’ambition et d’illusions.
Un rôle qui évolue avec le temps
Le jeu entre les trois âges de Krapp pose la question du temps qui passe et de la construction de soi. La musique d’introduction choisie pour la production d’Oldman, « We Three (My Echo, My Shadow and Me) », souligne l’isolement et la mémoire comme thèmes centraux. Le désordre du décor évoque une île isolée, métaphore de la solitude intérieure de Krapp.
Cette pièce se prête particulièrement bien aux espaces intimistes, comme l’a montré la production de Trevor Nunn en 2020 au Jermyn Street Theatre, où la proximité avec le public renforce l’impact émotionnel. Les références à d’autres personnages, comme Old Miss McGlome, enrichissent le tableau d’une vie marquée par les souvenirs et la perte.
Une œuvre profondément personnelle et universelle
Le contact avec Krapp’s Last Tape est souvent un moment intime. L’auteur du texte évoque son premier souvenir personnel de la pièce, marqué par un incident technique et la disparition d’un ami proche. Ce lien entre œuvre et vie souligne la force émotionnelle de la pièce, qui interroge la mémoire comme une addiction à l’émotion, aussi douloureuse soit-elle.
Stephen Rea souligne que Krapp incarne une vie très triste, marquée par la passivité et la perte de contrôle. Aujourd’hui, ce rôle pourrait être incarné par des personnages cherchant à reconstituer leur mémoire à travers les réseaux sociaux, tentant de saisir l’instant parfait pour figer un souvenir.
La mémoire comme acte de création
Krapp est une pièce sur la fabrication de la mémoire, le tri entre souvenirs précieux et futilités, une métaphore de l’écriture dramatique elle-même. La pièce explore aussi le mécanisme de la dissimulation personnelle, notamment autour de la perte maternelle de Krapp, jamais pleinement confrontée.
Une tournée dans le temps pour les acteurs et le public
Avec l’âge, les spectateurs comme les comédiens trouvent une nouvelle résonance dans les personnages. Là où la jeunesse s’identifiait aux amants de Roméo et Juliette, la maturité s’attache davantage aux figures parentales ou aux rôles complexes comme Krapp. La compagnie Arts Over Borders prépare d’ailleurs une initiative originale : Samuel West et Richard Dormer ont chacun enregistré la voix du Krapp de 39 ans, afin de les utiliser lors des Beckett Biennales de 2036 et 2038, respectivement, quand ils seront à l’âge du personnage âgé.
Cette anticipation, fidèle à la vision de Beckett, rappelle que la pièce se déroule dans un futur proche, symbolisant à la fois le poids du passé et l’incertitude de l’avenir.