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La dépression en France : inégalités et protection sociale

by Sara
La dépression en France : inégalités et protection sociale
France, Europe

Marlène Bouvet, sociologue

La dépression ne touche pas tous les individus de manière égale. La prévalence de ce mal-être varie considérablement selon la localisation géographique, l’âge et le genre, comme le souligne une étude européenne récente menée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Marlène Bouvet, sociologue spécialiste de la santé mentale dans sa dimension culturelle et sociale, met en lumière les liens étroits entre ces disparités et les systèmes de protection sociale, les taux d’emploi ainsi que les modèles d’autonomie des jeunes en Europe.

Disparités européennes dans le taux de dépression

En 2019, le taux moyen de dépression en Europe s’élevait à 6 %, avec des écarts notables : 11 % en France, 10 % en Suède, mais seulement 2 % en Serbie ou à Chypre. Comment expliquer ces différences ?

Selon Marlène Bouvet, les facteurs sociologiques jouent un rôle majeur, notamment la religion et la structure familiale. L’étude pionnière d’Émile Durkheim sur le suicide montre que le catholicisme semble protéger davantage que le protestantisme, qui valorise la responsabilité individuelle et peut laisser place à plus de risques.

Le soutien social est également crucial : être entouré protège de la dépression, mais la qualité de ce soutien est déterminante. Par exemple, Anne-Sophie Cousteaux et Jean-Louis Pan Ké Shon ont démontré que les concubines sans soutien conjugal pour l’éducation des enfants sont particulièrement exposées au mal-être.

L’étude de la Drees révèle aussi un taux de dépression plus élevé chez les personnes âgées en Europe du Sud (plus de 13 % en Italie, 15 % au Portugal, 16 % en France) comparé à l’Europe du Nord (3 % en Suède et Finlande). Ce contraste s’explique notamment par les systèmes de protection sociale scandinaves, qui consacrent environ 3 % de leur PIB aux soins de longue durée, limitant ainsi l’impact du veuvage sur la santé mentale.

Famille, autonomie et effets sur la santé mentale des jeunes

Dans les pays d’Europe de l’Est et du Sud, le fort soutien familial peut parfois compenser l’absence d’un système de protection sociale étendu, mais cela dépend de l’âge. Chez les personnes âgées, la protection sociale prime face aux risques cumulés de santé, solitude et précarité.

Pour les jeunes précaires, rester chez leurs parents, socialement accepté, les protège de la solitude et du mal-être. Toutefois, cette situation réduit souvent l’impact bénéfique des réseaux sociaux sur leur santé mentale. Alain Ehrenberg souligne que l’injonction à l’autonomie, combinée à la conjoncture économique difficile, peut mener à un syndrome dépressif chez les jeunes en quête d’indépendance professionnelle.

Les normes sociales liées à l’âge influencent aussi la dépression. Par exemple, l’enquête Anadep 2005 a montré que ne pas être en couple ou sans emploi n’entraîne pas forcément de dépression chez les 15-19 ans, tandis que ces facteurs deviennent prédictifs chez les 20-55 ans.

Inégalités de genre et dépression

Les disparités de genre sont également marquées. Le veuvage fragilise particulièrement les femmes sans emploi, notamment dans des pays comme l’Italie, où le taux d’emploi féminin est plus faible (52 %) comparé à la France (68 %).

« Partout, les jeunes filles sont plus dépressives que les jeunes hommes. On est face à une crise épidémiologique d’ampleur depuis le Covid. »

Ce constat est multidimensionnel, lié à la précarité – le chômage des jeunes est trois fois supérieur à la moyenne européenne – et à l’usage intensifié des réseaux sociaux. Pour les filles, cela se traduit par une exposition accrue au cyberharcèlement et aux injonctions corporelles, notamment la minceur, contribuant à des troubles psychologiques.

Limites des données et méthodologie

L’enquête Drees, bien que représentative avec 300 000 personnes interrogées, présente certaines limites. Elle date de 2019, avant la pandémie de Covid-19 qui a fortement aggravé les troubles mentaux, notamment chez les jeunes, où la dépression est passée de 10 % en 2019 à 20 % en 2023.

La méthodologie basée sur le DSM 4 peut aussi sous-estimer la dépression, car être triste ne signifie pas forcément souffrir de troubles majeurs comme les troubles du sommeil ou les idées noires. Par ailleurs, les différences culturelles et les modes de recueil des données (face-à-face dans le Sud et l’Est, en ligne dans le Nord et l’Ouest) influencent les résultats et peuvent expliquer une surdéclaration dans certains pays.

Enfin, le vocabulaire psychologique est plus accessible aux diplômés du supérieur et aux jeunes, tandis que certaines catégories populaires, telles que les hommes ruraux non diplômés, ne reconnaissent pas la dépression comme une réalité.

Spécificités françaises : un taux élevé et des soins inégaux

La France affiche un taux de dépression élevé, avec 42 % des personnes âgées sans accès aux soins de longue durée nécessaires. Pour les jeunes adultes, l’identité sociale repose beaucoup sur l’emploi, contrairement à certains pays d’Europe du Sud et de l’Est où le chômage est plus socialement intégré.

La semi-dépendance prolongée des jeunes vis-à-vis de leurs parents, conjuguée à un faible accès aux droits sociaux avant 25 ans, est moins protectrice qu’ailleurs. De plus, la compétition scolaire et professionnelle, aggravée par l’inflation des diplômes, crée un contexte anxiogène pour une grande partie des jeunes, dont seuls 28 % en Auvergne-Rhône-Alpes disposent d’un CDI avant 30 ans.

Accès aux soins et inégalités sociales

Les cliniques privées, spécialisées dans les troubles de l’humeur, accueillent souvent des patients en dépression sévère avec des thérapies comportementales et cognitives, relaxation ou sismothérapie. Elles sont cependant socialement sélectives, favorisant les cadres et excluant souvent les plus précaires, qui dépendent des services publics débordés.

La dépression est la première cause d’admission aux urgences psychiatriques en France, avec des hospitalisations rares et de courte durée. L’accès aux consultations en centre médico-psychologique (CMP) est particulièrement long : en Auvergne-Rhône-Alpes, il faut attendre en moyenne quatre-vingts jours pour un premier rendez-vous avec un psychiatre, un délai problématique pour des personnes en situation de crise.

Le manque d’accompagnement pousse parfois à l’errance thérapeutique ou au refus de soins pour certains troubles, alors que l’accès à un soutien psychologique libéral reste coûteux, avec des séances autour de 80 à 100 euros, limitant l’accès pour les classes populaires.

Le dispositif MonPsy, mis en place pour rembourser une vingtaine de séances sur prescription médicale, rencontre aussi des limites, car peu de thérapeutes y participent en raison d’une rémunération jugée insuffisante.

Réflexions sur la lutte contre la dépression

La prise en charge fragmentée et inégalitaire de la dépression, souvent réduite à une prescription d’antidépresseurs, interroge sur la nécessité d’une approche plus globale. Combattre efficacement la dépression chez les jeunes, les femmes et d’autres catégories sociales suppose de repenser l’intégration socioéconomique, les politiques d’égalité entre les âges et les genres, ainsi que l’ensemble du système de protection sociale.

source:https://www.alternatives-economiques.fr/marlene-bouvet-protection-sociale-permet-de-prevenir-syndromes-d/00114521

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