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La dérive de la reconnaissance au travail : entre mérite et identité

by Sara
La dérive de la reconnaissance au travail : entre mérite et identité
France

La société moderne a longtemps été construite autour du concept de méritocratie, visant à libérer l’individu des déterminismes de naissance pour lui permettre de devenir l’artisan de sa propre destinée. Chaque personne, par son travail et son effort, pouvait aspirer à une place légitime dans l’ordre social. Le mérite était perçu comme une forme de justice, récompensant ceux qui se battaient pour réussir. Cependant, ce récit a été remis en question et la méritocratie est souvent considérée comme un leurre, surtout pour ceux qui se distinguent par leur réussite scolaire. Derrière les efforts supposément récompensés, se cachent des héritages invisibles tels que le capital culturel, les réseaux sociaux et d’autres privilèges, ainsi qu’une certaine violence qui pèse sur ceux qui échouent, leur faisant porter la responsabilité de leur défaite.

Un nouveau système de reconnaissance : l’identité

Dans ce contexte, un nouveau mode de reconnaissance s’est progressivement imposé, centré sur l’identité. Ce que nous sommes par notre naissance, notre couleur, notre genre ou nos expériences de vie – tout cela constitue désormais un curriculum qui, souvent, adopte une posture victimaire. Ce n’est plus tant ce que nous faisons qui compte, mais ce que nous sommes. Ainsi, l’assignation remplace l’action et l’identité, autrefois à franchir, devient un drapeau à brandir. Trois paradoxes émergent de cette évolution :

  • Le mérite s’est inversé : autrefois, il s’agissait de se dépasser, aujourd’hui, il s’agit de rester fidèle à soi-même.
  • L’identité, qui ne dépend d’aucun mérite, est devenue celle qui mérite le plus d’attention.
  • Plus la société valorise l’individualité, moins elle met en avant l’individu.

Les forces individuelles, telles que l’effort, la responsabilité et le mérite, s’effacent au profit de critères collectifs d’appartenance. La reconnaissance ne repose plus sur ce que l’on conquiert seul, mais sur ce que l’on reçoit de sa naissance et de son histoire.

Les dangers de cette dérive

Une société qui choisit de ne pas reconnaître les accomplissements de chacun et qui se concentre uniquement sur ce que chacun incarne s’expose à un double naufrage : l’apathie et la division. En effet, si l’on cesse de croire que l’action forge notre identité, pourquoi agir ? Pourquoi apprendre, créer ou enseigner si la reconnaissance dépend de l’identité plutôt que de l’effort ? Ce changement de paradigme risque d’entraîner une substitution de l’énergie par la revendication.

De plus, une société qui ne reconnaît que des identités se fragmente en communautés, alimentant rivalités et conflits de légitimité. Il devient impossible de bâtir quelque chose de commun sur ces bases, ce qui peut conduire à une impasse déguisée en reconnaissance.

La valeur de l’action

Hannah Arendt a montré qu’une société juste doit non seulement reconnaître les appartenances, mais aussi préserver un espace où les individus peuvent agir, apparaissant publiquement à travers leurs œuvres et engagements. Pour elle, l’action est ce qui rend l’individu unique : c’est par elle qu’il devient visible et irréductible dans un monde commun. La dignité ne se trouve pas dans ce que l’on est, mais dans ce que l’on fait de ce que l’on est. Elle réside dans la capacité à répondre de soi-même, à assumer une parole, une initiative ou une action.

Une société qui refuse cette exigence au nom d’une identité figée produit des statuts plutôt que des sujets, renonçant ainsi à sa capacité d’action et d’évolution.

Redéfinir la reconnaissance

Il ne s’agit pas de nier la nécessité d’une reconnaissance des identités, mais de la replacer dans une logique d’action. L’identité ne doit pas être une fin en soi, mais un point de départ, ayant de la valeur uniquement si elle s’inscrit dans une dynamique. La revendiquer comme fondement ultime de la reconnaissance confondrait l’être avec le mérite. Une société qui valorise ce que chacun fait, au-delà de ce qu’il est, peut espérer être à la fois dynamique et unie. En fin de compte, ce sont les volontés qui renforcent un pays, pas les identités.

Julia de Funès est docteur en philosophie et auteur de La vertu dangereuse : les entreprises et le piège de la bien-pensance (L’observatoire, 2024).

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