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Le 9 mai, en Russie, la commémoration du 80e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie a été marquée par un impressionnant défilé militaire sur la place Rouge, après un discours de Vladimir Poutine. Cette célébration rassemble une trentaine de chefs d’État, dont le président chinois Xi Jinping et le dirigeant vénézuélien Nicolas Maduro. Derrière cette manifestation patriotique, se cache la construction d’un mythe fondateur, celui de la Grande Guerre patriotique, utilisé par le pouvoir russe pour renforcer son récit national, quitte à distordre certains faits historiques.
La Grande Guerre patriotique, un mythe au service du pouvoir
Ce culte de la Grande Guerre patriotique, terme employé en Russie pour désigner la Seconde Guerre mondiale, remonte aux années 1970 sous Léonid Brejnev. À cette époque, l’effondrement progressif de l’idéologie communiste et les difficultés économiques poussent le régime soviétique à s’appuyer sur sa victoire contre le nazisme comme argument de légitimité. Selon l’historienne Françoise Thom, maîtresse de conférence émérite à la Sorbonne Université, cette instrumentalisation de l’histoire a commencé sous Staline, avec une « opération de nettoyage » de la mémoire de la guerre.
Plus tard, Vladimir Poutine a ravivé ce mythe lorsque les perspectives économiques et politiques de sa présidence se sont estompées. Le culte de la Grande Guerre patriotique devient pour lui un moyen de justifier la direction autoritaire de son régime et d’affirmer la volonté russe de rétablir une zone d’influence en Europe centrale et orientale. Ce récit sert aussi de prélude idéologique à une expansion russe, évoquant explicitement la nécessité d’« occuper l’Europe », comme le rappelle régulièrement le propagandiste du Kremlin Vladimir Soloviev.
Un discours guerrier justifiant la guerre en Ukraine
Le narratif poutinien assimile les Ukrainiens aux nazis, présentant le conflit actuel comme une nouvelle Grande Guerre patriotique, cette fois contre les « nazis ukrainiens ». Le régime étend même cette qualification aux démocraties européennes, décrites comme intrinsèquement nazies, légitimant ainsi la prétendue mission russe de lutte contre une menace idéologique. Cette rhétorique soutient l’expansion impérialiste russe à l’est du continent, à l’image de l’occupation soviétique de l’Europe centrale et orientale après la Seconde Guerre mondiale.
Cette logique prépare idéologiquement la population russe à ce qui pourrait suivre en cas de victoire sur l’Ukraine, perpétuant une vision guerrière et expansionniste.
Poutine dans les pas de Staline
À l’instar de Staline, Vladimir Poutine se veut le rassembleur des terres russes et s’appuie sur la Grande Guerre patriotique pour asseoir son pouvoir. L’historienne Françoise Thom souligne que cette obsession lui permet d’établir un régime d’oppression comparable à celui de Staline. Poutine valorise le rôle du dictateur soviétique dans la victoire contre l’Allemagne nazie pour justifier son propre autoritarisme et se présenter comme un homme fort capable d’étendre la sphère d’influence russe en Europe.
Il cherche aussi à « réparer » ce qu’il qualifie de « plus grande catastrophe » du XXe siècle : l’effondrement de l’Union soviétique sous Mikhaïl Gorbatchev.
Le pacte germano-soviétique occulté
Le pacte germano-soviétique de 1939, conclu entre l’URSS et l’Allemagne nazie, est soigneusement minimisé dans le discours officiel russe. En 2014, Poutine a déclaré ne pas voir de mal à cet accord, qui permit à l’URSS de gagner du temps et d’agrandir son territoire en annexant les pays baltes et l’est de la Pologne. Cette manœuvre est présentée comme le début de l’expansion russe vers l’ouest, stratégie que le président russe aurait tenté de reproduire récemment avec l’ancien président américain Donald Trump, en cherchant à diviser l’Ukraine et à repousser l’OTAN hors d’Europe centrale et orientale.
Les deux premières années du conflit mondial, durant lesquelles l’URSS et l’Allemagne étaient de fait alliées contre les puissances occidentales, sont peu évoquées. Pour la propagande russe, la guerre commence officiellement le 22 juin 1941, avec l’invasion allemande de l’URSS.
Les zones d’ombre sur les crimes soviétiques
De nombreuses atrocités perpétrées par l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale sont passées sous silence. Le massacre de Katyn en Pologne, ainsi que les viols massifs commis dans les territoires dits libérés, notamment en Allemagne et en Yougoslavie, restent des tabous. Ces actes ont contribué à la dégradation des relations entre Staline et Tito.
La répression politique est également occultée : à l’entrée des Soviétiques en Pologne, le NKVD procéda à l’arrestation et à l’exécution de membres de l’Armia Krajowa, le principal groupe de résistance polonais. Des opposants politiques, y compris en Allemagne de l’Est, furent envoyés dans des camps de travail en Sibérie.
Le rôle crucial de l’aide américaine
Face aux accusations russes minimisant la contribution occidentale à la victoire sur le nazisme, l’historienne souligne que l’aide américaine fut décisive. Le programme américain de prêt-bail (« Lend-Lease ») permit de fournir nourriture, armements et équipements à l’URSS dès l’automne 1941, alors que la situation soviétique était critique : le gouvernement avait été évacué en Sibérie, redoutant la prise de Moscou par les Allemands.
Cette aide comprenait des provisions comme des œufs en poudre ou du corned beef, indispensables alors que la main-d’œuvre était mobilisée sur le front et ne pouvait soutenir la production industrielle et agricole. Pourtant, ce soutien anglo-saxon est complètement effacé du mythe officiel de la Grande Guerre patriotique, qui insiste sur l’idée que l’Union soviétique aurait affronté seule toute l’Europe fasciste.
Cette propagande, initiée sous Staline en 1947, influence encore profondément la conscience russe et sous-tend le discours actuel du Kremlin, qui présente la civilisation russe comme en guerre contre le monde occidental tout entier.