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En Ukraine, une plateforme appelée Brave1 modernise l’art de la guerre en décentralisant le choix des drones et équipements, via un système de points inspiré des univers des jeux vidéo. Les soldats accumulent des points en effectuant des actes sur le terrain, et ces points permettent de reconstituer les stocks de drones de leur brigade. Le programme, lancé en août 2024 par le ministère de la Transformation numérique, est présenté comme une étape majeure de la transformation numérique de l’armée.
Une traque qui rapporte des points
Cela fait des semaines que Roubik, le nom de guerre d’un droniste ukrainien, suit les moindres mouvements d’un soldat russe. S’il parvient à l’éliminer, il gagnera au moins six points. Ces points s’additionnent et deviennent une ressource stratégique pour sa brigade, qui cherche à reconstituer ses stocks de drones grâce à ce nouveau système issu du monde vidéoludique.
« C’est l’infanterie qui rapporte le plus de points, donc tout le monde se concentre sur la destruction de ses effectifs », explique Roubik, 22 ans, rencontré par l’AFP près d’une école détruite dans l’est de l’Ukraine, utilisée par le groupe de reconnaissance du 3e corps d’armée.
Le marché où les points s’échangent, Brave1, est une initiative du ministère ukrainien de la Transformation numérique. Ses créateurs l’ont surnommé « le premier Amazon militaire du monde » car il offre aux brigades la possibilité de choisir les armes qu’elles souhaitent et même de laisser des avis, comme sur un site d’achat en ligne.
Brave1: une décentralisation complète
Ce programme de points, lancé en août 2024, permet désormais de sélectionner des drones dont le prix varie entre deux et plusieurs dizaines de points selon les modèles. « C’est une décentralisation complète », affirme à l’AFP Andriï Hrytseniouk, directeur de la plateforme.
Pour lui, Brave1 favorise une « saine compétition » entre les unités de dronistes et pousse les entreprises à produire des armes plus performantes. Nombreux sont les soldats qui combattent aux côtés de Roubik et qui appartiennent à une génération ayant grandi avec un smartphone à la main et des yeux rivés sur des jeux vidéo. Cela en fait des candidats idéaux pour le pilotage de drones, dont les codes évoquent le gaming.
Ces engins volants, souvent bon marché, peuvent s’écraser sur leurs cibles ou larguer des explosifs, et ils jouent un rôle central sur le front ukrainien. Lorsque les pilotes téléchargent les preuves de leurs attaques réussies sur Brave1, la plateforme les vérifie et les convertit ensuite en points.
Le rôle des drones et l’essor de nouvelles pratiques
Les drones, pilotés par des opérateurs qui dirigent l’engin via des manettes et un écran, incarnent une révolution dans la manière de mener les combats. Le système Brave1 capitalise sur ces pratiques pour réévaluer les priorités des unités et la manière de prioriser les menaces sur différentes zones du front.
Les preuves téléversées sur Brave1 par les pilotes constituent une base de données qui alimente les calculs de points et, in fine, les choix d’équipement. Cette approche renforce l’importance des drones dans les opérations et modifie les dynamiques de commandement sur le terrain.
Rigidités soviétiques et ambition de modernisation
Cette initiative s’inscrit dans une tendance plus large : la numérisation et la technologie redessinent la guerre moderne. Le ministère de la Transformation numérique supervise Brave1 dans le cadre d’un effort de modernisation de l’armée, souvent critiquée pour ses rigidités héritées de l’époque soviétique.
Avec Brave1, les coordinateurs peuvent augmenter le nombre de points attribués à chaque cible russe, en fonction des menaces majeures dans chaque secteur du front. Cependant, les soldats précisent que le programme n’a pas pour but de remplacer les commandes d’armement centralisées ni de contourner la hiérarchie. « Notre mission est toujours la priorité, pas les points ou les classements », affirme un officier du régiment Achilles, qui se fait appeler Foma.
Un peu gênant et des dilemmes moraux
Même si les brigades opèrent sous le même commandement, elles cultivent une identité qui attire les meilleures recrues et les financements. Brave1 alimente cette compétition en publiant chaque mois un classement des dix unités ayant obtenu les meilleurs scores.
« Lafayette », pilote de drones au sein d’Achilles, confie avoir été extrêmement fier de voir le nom de son régiment figurer dans le dernier classement. Pourtant, cet ancien informaticien, âgé de 37 ans, reconnaît que le mélange entre jeux et guerre peut être délicat. « Quand j’essaie de me remettre dans la peau d’un civil et d’y réfléchir, c’est un peu gênant », avoue-t-il.
Les pilotes restent néanmoins les témoins directs des horreurs du champ de bataille, où les drones causent la majorité des pertes humaines. Roubik explique avoir entendu des détails de la vie personnelle d’un soldat russe en surveillant les transmissions radios, et affirme que l’objectif était atteint lorsque l’adversaire a été tué. « J’ai ressenti un peu de vide dans mon âme », témoigne-t-il, tout en réaffirmant l’importance de la cause et des points qui soutiennent son unité. « Si les gens étaient à notre place, ils comprendraient de quoi il s’agit. Notre pays est en guerre. Il ne peut y avoir aucune pitié. »